Boubacar Sèye est le président d’Horizon sans Frontières et vient d’être distingué pour son engagement dans la défense des droits des migrants sénégalais. Ce récipiendaire du « Prix Ragnée » pour la défense des droits des migrants dénonce, dans cet entretien, « la suppression » du ministère des Sénégalais de l’extérieur ainsi que les persécutions et tueries dont sont victimes nos compatriotes vivant à l’étranger avec « le silence assourdissant et complice des autorités sénégalaises et des institutions internationales ».
Autant de choses qui lui font dire que les Sénégalais de la diaspora sont les « oubliés du régime de Macky Sall ».
Le Témoin : Il y a quelques jours, vous avez reçu le « Prix Ragnée » du meilleur défenseur des migrants. En tant que fervent avocat des droits de ces derniers, quelles sont vos réactions après le rattachement du ministère des Sénégalais de l’extérieur aux Affaires étrangères ?
Boubacar Sèye : D’abord, je voudrais féliciter et remercier M. Alioune Badara Mbengue pour cette belle initiative et dédier ce prix à toute la presse sénégalaise et internationale qui m’a aidé dans ce combat mais aussi à tous ceux qui, de près ou de loin, m’ont soutenu. Mention spéciale Maguette Dieng, journaliste à RDV qui a eu à m’inviter plusieurs fois dans ses émissions et qui vient de nous quitter à jamais.
En fait, il n’y a pas eu de rupture dans le dossier migratoire sénégalais géré de manière clanique, clientéliste et partisane. La tutelle revenait au ministère des Affaires étrangères, celui des Sénégalais de l’extérieur était un ministère délégué sans autonomie ni souveraineté sur les prises de décisions. On ne peut pas associer la gestion de plus de 4 millions de Sénégalais dans des situations précaires à la diplomatie sénégalaise.
Nous pensons que l’Etat du Sénégal n’a aucun respect pour nous migrants qui, pourtant, sommes les plus importants bailleurs de fonds de notre pays avec plus de 1000 milliards de francs Cfa que nous faisons entrer indirectement dans les caisses de l’Etat. Cette manne financière est supérieure à l’aide au développement. Elle représente plus de 8% du PIB et deux fois la masse salariale de la fonction publique du Sénégal.
Malgré cet apport, nous sommes persécutés et tués sous le silence assourdissant et complice de nos autorités et des institutions internationales. L’émigration joue un rôle de soupape de sûreté pour les Etats en réduisant le chômage et les tensions locales en particulier chez les jeunes chômeurs et les migrants qui sont les plus grands perdants dans ce nouveau millénaire. Dans notre pays, les Sénégalais de l’extérieur sont les principaux oubliés de ce nouveau régime qu’ils ont pourtant élu. Car, faut-il le rappeler ? Nous avons eu à influencer le vote avec le décalage horaire devenant ainsi un poids électoral incontestable dans notre pays. La diaspora comme 15ème région du Sénégal est ainsi emportée par les inondations pour exprimer ironiquement, mais tristement, notre déception.
Si on a bien compris, vous fustigez avec la dernière énergie la suppression du ministère des Sénégalais de l’extérieur par l’actuel régime…
D’abord, il faut jeter un regard sur la typologie des migrations internationales, la place de l’Afrique dans l’espace migratoire mondial et la position migratoire du Sénégal en Afrique de l’Ouest. Il y a deux types de migrations : la migration volontaire ou économique et celle forcée ou involontaire estimée à plus de 45 millions de personnes dans le monde (25 millions de refugiés et 20 millions de déplacés) : plus de 50 % de ces migrations forcées concernent l’Afrique. Sur notre continent, il y a 16,3 millions de migrants et 13,3 millions de déplacés. Cette dynamique va s’accélérer d’ici à 2100. Car deux à trois milliards de personnes supplémentaires sont attendues sur notre planète, alors que les effets des modifications climatiques se font déjà sentir et que certaines zones ne pourront plus nourrir une population supplémentaire avec l’émergence des éco-refugiés.
Dans un tout autre registre, l’Afrique est minée par des crises et des conflits d’une grande complexité qui sont dus à un enchevêtrement de facteurs endogènes et exogènes qui n’échappent pas aux tensions géoéconomiques et géopolitiques mondiales. Elles ont touché plus 500 millions de personnes en 40 ans.
L’Afrique de l’Ouest, qui compte plus de 235 millions de personnes et qui regroupe plus de 42 % des migrations intra–africaines, n’est pas épargnée par ces crises. S’il y a des pays comme le Nigeria qui attire par sa rente pétrolière et sa position en bordure du littoral ou la Côte d’Ivoire par ses richesses naturelles (le miracle ivoirien a attiré plus de millions d’étrangers soit le 1/4 de la population ivoirienne), le Sénégal attire par sa stabilité sociale. Notre pays est devenu un pôle attractif de migrations forcées en Afrique : un véritable laboratoire de migration et de mixité avec plus de quatre millions de Guinéens, une présence massive et durable de ressortissants européens, libano-syriens et de plus en plus de Chinois sans oublier les flux de migrations estudiantines. A cet effet, le Sénégal est devenu, avec la crise ivoirienne, une véritable mosaïque culturelle.
Compte tenu de tout cela, l’Etat du Sénégal devrait mettre en place un super-ministère chargé des migrations internationales avec plus d’autonomie et de souveraineté pour une meilleure gestion de la circulation transfrontière. Ce ministère aurait la charge des frontières pour ainsi contrôler et juguler certaines maladies telle que le sida qui a fait plus de 15 millions de morts depuis le début de la pandémie, le trafic de drogue, la pédophile etc. Car il faut noter que la plupart des repris de justices européens sont entrain de s’implanter en Afrique avec le manque de rigueur dans la gestion et la fluidité des flux migratoires. En mettant en place un tel ministère, le Sénégal peut éventuellement éviter le syndrome ivoirien en légiférant déjà sur la problématique de la nationalité sénégalaise et les éventuelles tensions potentielles.
A l’instar de l’inde, qui occupe aujourd’hui la première position en matière de fonds migratoires avec 21,7 milliards de dollars, le Sénégal peut être lui aussi le modèle africain en matière de migrations internationales. Déjà 47,7 % des fonds dans l’UEMOA sont dirigés vers notre pays.
Abordons à présent la question de la recrudescence des assassinats de Sénégalais à l’étranger. Encore un Sénégalais vient d’être tué aux Etats Unis, après le meurtre commis sur un de nos compatriotes au Maroc pour ne parler que des derniers homicides en date.N’est-ce pas trop ?
Effectivement, un autre Sénégalais vient d’être assassiné aux Etats Unis. En tout, il ya eu plus de 11 assassinats de Sénégalais à travers le monde en huit mois. La série noire avait commencé en 2009 aux Etats Unis avec les assassinats de Mouhamed Diop et Baba Ndiaye. Elle s’est poursuivie avec le double assassinat de Florence, en Italie, où un homme avait tiré sur deux marchands sénégalais les tuant sur le coup le 13 décembre 2011. Depuis, de façon récurrente et exponentielle ces meurtres ont continué. On peut citer ceux d’Ousmane Goudiaby en janvier 2013, Aliou Bâ le 30 juin dernier, Ismaïla Faye poignardé à Rabat…
Ces crimes, encore une fois, posent le débat de la sécurité et la protection des migrants dans le monde. On note des insuffisances et des lacunes dans les normes concernant l’immigration. Il n’y a aucune loi, en matière de droit international, qui protège le migrant. Seules deux conventions de l’OIT (Organisation internationale du travail) existent qui sont relatives au droit de travail des migrants et leur équité salariale à part la convention des Nations Unies de 2003 qui, elle aussi, va dans le même sens et énumère les droits et responsabilités des Etats dans le contrôle de la circulation transfrontière. Ces conventions de l’OIT sont entrées en vigueur avec un nombre très restreint de signataires.
Quant à la convention de l’ONU, elle n’est signée que par 27 pays qui sont tous des terres d’émigration. Le problème vient du fait qu’en matière d’immigration, la souveraineté appartient aux pays d’accueil qui dictent leurs lois. À cela s’ajoute l’échec de l’intégration dans l’espace de l’Union européenne. Or, sans intégration, on ne peut pas parler d’immigration.
Pour qu’elle soit efficace, toute politique migratoire doit se baser sur des stratégies efficaces d’intégration. L’intégration elle-même doit être un processus à double sens qui lie le migrant aux citoyens autochtones dans une relation constructive pouvant aboutir sur une société basée sur le respect et la tolérance mutuels. Il faut rappeler à ce propos que dans des pays comme le Vatican, les Emirats Arabes unis, Monaco, Qatar etc. les migrants représentent plus de 60% de la population.
Pour en revenir toujours aux crimes touchant nos compatriotes, quelles stratégies devrait-on adopter pour les stopper ?
L’immigration étant un facteur d’équilibre social et économique, aujourd’hui tout le monde migre. Ce qui fait qu’il faut resituer le débat dans un contexte mondial de mobilité croissante des populations. Les Nations Unies doivent rappeler que les Européens ont migré pendant plus de quatre siècles en Amérique du Nord, en Australie, en Afrique et Amérique latine. Ils cherchaient une vie meilleure pour eux-mêmes et leurs familles, ou voulaient échapper aux persécutions religieuses et politiques. 2000 huguenots français chassés par la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 se sont installés à Boston, New York et en Caroline du Sud. Entre 1850 et 1860, il ya eu 951.000 Allemands, 914.000 Irlandais, 317.000 Britanniques et 76.000 Français qui ont émigré aux Usa.
Nous pensons que les Nations Unies devraient prendre leurs responsabilités en créant un nouveau cadre de dialogue et de concertation sur les migrations internationales. Il faut renforcer les processus d’intégration culturelle et structurelle, lever l’amalgame entre islam et migration, islam et terrorisme, instaurer le dialogue et la tolérance religieuse dans le Monde. Il faudrait aussi instaurer et entériner le droit à l’immigration qui devrait être le corollaire du droit à l’émigration que stipule l’article 13 de la déclaration des droits de l’homme de 1948 pour la paix, la sécurité et la stabilité dans le monde en vue d’un développement durable.
Vous avez mis en place un fonds de solidarité internationale. Qui finance ce fonds ?
Vous savez, des fonds de ce genre ont toujours existé dans l’histoire des migrations humaines. En 1657, les Ecossais avaient créé, aux Etats-Unis, la Scot Charity Box à Boston, les Allemands, la Die Deutsche gesellscraft, les Français, la société française de bienfaisance à Philadelphie et les Irlandais The friends sons of St Patricks. La plupart étaient fondées entre 1760 et 1790. Un tel scenario ne devrait pas se poser dans ce nouveau millénaire. Mais hélas…
Nous avons en vue des manifestations comme l’organisation annuelle de la nuit des émigrés et nous comptons sur les artistes et musiciens du monde entier, et sénégalais en particulier, mais également et surtout sur les bonnes volontés pour cela. Car il faut rappeler qu’Horizon Sans Frontières a une mission sociale et humanitaire. Mais aussi je crois que ce fonds pouvait être financé par nous migrants. Car si chacun de nous donnait une modique somme de 1 euro (opération un migrant /1 euro), on aurait de quoi alimenter ce fonds et auto-financer certains de nos projets tels que l’entreprise de transfert d’argent appelée« transfert sans frontières de Hsf », la banque sans frontières BHSF, une mutuelle de santé, les Autoroutes de l’habitat ou habitats sans frontières et un hôpital sans frontières pour des soins qui seraient gratuits pour tous.
Propos recueillis par :
Maïmouna Faye
Le Témoin, hebdomadaire sénégalais
Édition N° 1139 (OCTUBRE 2013)