GABES, SUD DE LA TUNISIE (© 2019 AFP) – Dès l’aube, les habitants de Gabès, dans le sud de la Tunisie, se pressent pour acheter un verre ou une bouteille de legmi. Cette sève de dattier, une fierté locale, est trop délicate à conserver pour être vendue ailleurs qu’aux abords de l’oasis.
A Gabès, un proverbe dit que « même si le legmi attire les moustiques, les gens continuent de s’agglutiner autour ». Très apprécié pendant le mois de jeûne du ramadan en raison de sa forte teneur en sucre, le legmi est principalement consommé de mars à octobre et fait souvent office de petit-déjeuner. Typique des oasis sahariennes, cette boisson existe aussi sous d’autres latitudes. Dans l’archipel espagnol des Canaries, elle est ainsi appelée « guarapo ». A sept heures du matin, au rond-point Ain Slam de Gabès, vélos, voitures et véhicules militaires se garent dans un joyeux désordre autour de trois hommes assis sur des chaises en plastique, à côté de leurs bidons remplis du précieux suc. Akram y arrive à pied. « Nous sommes nés avec le legmi : mon grand-père et mon père en produisaient, ma fille d’un an et demi en a déjà bu et moi, j’ai même écrit une chanson » dessus, dit en riant ce trentenaire. « Le legmi, c’est une partie de notre identité. C’est quelque chose de rare, c’est un cadeau », explique solennellement Haithem, un autre amateur de ce nectar. « Ce n’est pas de la science, c’est de l’amitié et de l’art ».
– « Après Dieu, le palmier » –
Il faut avoir la main experte et ne pas être trop gourmand pour tirer la sève du palmier sans tuer l’arbre. Juché au sommet d’un palmier d’environ huit mètres de hauteur, cigarette aux lèvres, Ridha Omrane Moussa découpe minutieusement l’écorce. Ce sexagénaire, surnommé « le prince du palmier » selon ses dires, a acquis auprès de l’un de ses aïeux la technique de coupe et d’extraction de la sève. Il la collecte depuis ses 14 ans dans l’oasis gabésienne de Nahal. « Celui qui n’aime pas le palmier n’est pas gabésien. Après Dieu, il y a le palmier », s’exclame-t-il. Pour procéder à son extraction quotidienne, il grimpe pieds nus, sans autre aide que les encoches qu’il a faites sur le tronc. L’objectif de la coupe est de provoquer une réaction de l’arbre qui fait remonter sa sève. « Il ne faut pas toucher le coeur du palmier, autrement il meurt », précise Ridha Omrane Moussa, qui produit environ 8.000 litres de legmi par an. Il possède 25 palmiers, mais les exploite chacun pendant deux ans et demi avant de les laisser au repos pour une durée de quatre ans. Au rond-point d’Ain Slam, la bouteille d’un litre et demi de legmi se vend environ 2,5 dinars (0,80 euro). Outre le legmi frais, appelé aussi legmi « vivant », il existe une version fermentée et donc alcoolisée, le legmi dit « mort ».
Ce breuvage est particulièrement prisé des adolescents, raconte Haithem. « Ils n’ont pas beaucoup d’argent pour être ivres, alors (ils) paient un dinar (environ 30 centimes d’euros) et (ils) ont du legmi mort. Mais ce n’est pas bon du tout ». A leur âge, lui-même préparait avec des amis son alcool à partir de legmi frais. « On le laissait fermenter pendant quatre ou cinq heures » dans une cabane de l’oasis, se souvient ce trentenaire. « Chaque jour, on faisait un test. On ajoutait des herbes, de la menthe… Jusqu’à aujourd’hui, on ne sait pas lequel était le meilleur, parce que personne n’était d’accord. Ce sont de très bons souvenirs ».
– « Pour toujours » –
La conservation du legmi « vivant » est complexe, tant il tourne rapidement au vinaigre. Des bouteilles d’eau gelée sont donc disposées dans le bidon où coule la sève toute la nuit durant, puis celle-ci est immédiatement congelée avant d’être versée dans un récipient au moment de la vente. Cette fragile chaîne du froid limite fortement la consommation de legmi. « Même à Sfax (140 km plus au nord), il n’y en a pas », dit Haithem. « Il est resté bio, sans aucun produit chimique, ni ingrédient pour la conservation ». Pour les habitants, cette fragilité est salutaire car elle évite que la demande ne s’élargisse, ce qui se passerait immanquablement selon eux s’il pouvait être transporté et vendu plus loin des oasis. « S’il y a beaucoup de demande, que va-t-il se passer ? Ils vont couper beaucoup de palmiers et on risque de perdre les oasis », s’inquiète ainsi Haithem.
Un autre danger guette : « La pollution chimique des usines est une menace pour les oasis », estime M. Moussa. Les oasis de Gabès, dont celle en bord de mer -la seule de ce type en Méditerranée-, sont menacées par les activités du Groupe chimique tunisien (GCT), une société publique qui exploite depuis les années 1970 les mines de phosphate pour produire des engrais et qui a déjà été mise en cause pour les risques qu’elle fait courir à ces précieuses zones de végétation. Le GCT déverse en effet chaque jour des milliers de tonnes de phosphogypse, un déchet toxique, et de l’acide phosphorique dans la nature environnante. Mais la relève est assurée. « J’ai appris le travail à mon fils pour que cette tradition reste à Gabès pour toujours », assure M. Moussa, qui demeure confiant.