Tunisie : La crise politique et le chaos socio-économique perdurent trois ans après la révolution

Afriquinfos Editeur
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Près de trois ans après la révolution, la Tunisie cherche toujours le chemin qui la mènera vers une démocratie apaisée.

On peut constater que par rapport à d'autres pays comme l'Egypte, la Libye, la Syrie ou encore le Yémen, le bilan et les perspectives en Tunisie sont certes moins préoccupants. Pourtant, ce pays connaît une crise profonde qui semble remettre en cause un pouvoir dominé par le parti islamiste Ennahda. La situation actuelle serait due à plusieurs facteurs allant de la crise politique à une vulnérabilité socio-économique.

Près de trois ans se sont écoulés depuis la révolution, et le pays n'est toujours pas doté d'institutions stables, faute de Constitution et de législation électorale. Le dialogue national, lancé le 25 octobre 2012, était censé apporter des solutions à ces problèmes. Le dialogue national entre les islamistes au pouvoir et leurs opposants, qui avait pour objectif de désigner un nouveau Premier ministre pour succéder à Ali Larayedh, a été suspendu le 4 novembre en l'absence de consensus, ce qui a aggravé davantage une crise politique profonde alimentée par les violences jihadistes.

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Les deux camps ont bataillé pour s'imposer : les islamistes d'Ennahda et leur allié laïc Ettakatol insistant sur la nomination d'Ahmed Mestiri, 88 ans, et l'opposition lui préférant Mohamed Ennaceur, 79 ans, deux vétérans qui étaient déjà ministres à l'époque du père de l'indépendance Habib Bourguiba. L'opposition, qui s'oppose à la candidature de M. Mestiri, jugé trop vieux et trop faible, a déclaré avoir proposé d'autres solutions en suggérant notamment la candidature d'un ex-ministre de la Défense, Abdelkarim Zbidi, qui a pourtant été refusée par le président Moncef Marzouki, un allié.      

 L'interruption du dialogue national intervient à l'heure où la Tunisie est confrontée à une montée en puissance de la menace djihadiste. Les violences avec les islamistes armés ont culminé en octobre avec la mort de neuf policiers et gendarmes et deux attentats ratés, qui pour la première fois de l'histoire du pays visaient des sites touristiques. La présidence a décidé dimanche le prolongement de huit mois, jusqu'à fin juin 2014, de l'état d'urgence en vigueur depuis la révolution de 2011. Ainsi, la crise politique en Tunisie reste un sujet de préoccupation permanent, avec la crise économique et sécuritaire en toile de fond.

 

UN BILAN ECONOMIQUE INCERTAIN MAIS PAS CATASTROPHIQUE

"Les changements politiques s'accompagnent généralement d'une chute de la production […], d'une détérioration des équilibres macroéconomiques et d'une hausse structurelle du chômage", a confié à Xinhua Hamadi Chouchen, expert tunisien en finances publiques. Entre 2010 et 2013, le taux de chômage est passé respectivement de 13% à 16,5%, avec des pics à 18,3% en 2011 et 17,6% en 2012. D'après l'Institut national de la statistique (INS) tunisien, le chômage touche 15,9% de la population active dans le pays. Il dépasse les 20% chez les diplômés de l'enseignement supérieur.

Pour l'année 2013, la Tunisie devra rembourser 4.445 millions de dinars de dettes (un dinar vaut 0,59 dollar américain) contre 4.123 millions de dinars pour l'exercice 2012. Pour ce qui est du déficit budgétaire, le taux est passé de 1% du PIB (environ 651 millions de dinars) en 2010 à 6,8% (5.265 millions de dinars) en 2013, et devrait s'établir à 5,8% du PIB (4.852 millions de dinars) en 2014. Quant à l'inflation, jugée élevée, elle devrait se stabiliser à 6% durant l'année en cours, selon les mêmes prévisions du FMI. Par contre, l'INS a fait savoir que l'indice des prix à la consommation (IPC) au mois de septembre était de 6,2%. Cette tendance inflationniste devrait baisser en 2014 pour atteindre 4,7%.

     L'EXPANSION DU TERRORISME, PRINCIPAL INGREDIENT DE L'INSTABILITE POLITIQUE

 Considérée comme le pays qui a déclenché le "Printemps arabe" depuis le 14 janvier 2011 avec la chute du régime Ben Ali, la Tunisie ne cesse d'être en proie à un blocage politique fondé sur une relation proportionnelle entre terrorisme et chaos. Le 6 février 2013, l'assassinat de l'opposant anti-islamistes Chokri Belaïd a fait basculer le pays dans une spirale de violence aggravée par des attentats terroristes le long de la frontière avec l'Algérie et la hausse de la contrebande et du trafic d'armes le long de la frontière sud-est avec la Libye. En fait, le terrorisme et le chaos politique "se nourrissent mutuellement", selon Michael Ayari, "l'objectif du terrorisme est souvent de créer le chaos politique, mais pas systématiquement. Il faudrait peut-être revenir à la littérature djihadiste de la seconde moitié des années 2000 pour comprendre quelle est l'éventuelle stratégie qui détermine, pour partie, le recours à la violence contre les institutions sécuritaires". En Tunisie, les terroristes ont bien profité du chaos politique dans le sillage des perturbations sécuritaires (assassinats de deux opposants et attentats ciblant les institutions sécuritaires) et socio-économiques (baisse du pouvoir d'achat, hausse des prix, contrebande, grèves et mouvements sociaux) qui ont marqué l'année 2013.

 DANS LE CONTEXTE REGIONAL, LA TUNISIE EST MOINS AFFECTEE PAR LE TERRORISME

Alors que le terrorisme a directement stimulé les affrontements dans les autres pays du "Printemps  arabe", en Tunisie, le phénomène est apparu progressivement à partir d'une phase embryonnaire (cellules-dormantes, stockage d'armes, etc.) pour aller vers la phase de l'exécution (explosion de bombes dans des lieux très fréquentés, embuscades et tout récemment un attentat-suicide ciblant une zone touristique). "Si nombre de pays confrontées au terrorisme ont banalisé cette menace, dans le sens où les attentats – malgré leur violence – ne provoquent pas de cataclysme politique, il semble qu'en Tunisie ce ne soit pas le cas", observe Michael Ayari, analyste de l'International Crisis Group. Pour l'heure, a-t-il poursuivi, "chaque crise sécuritaire crée presque instantanément une crise politique qui affaiblit l'Etat et nuit à l'économie nationale. Dans une certaine mesure, c'est le but recherché par les terroristes". Par conséquent, "il faut dépolitiser la question sécuritaire et la prendre à bras le corps grâce à des mesures concrètes, communes et consensuelles".

En aucun cas le terrorisme qui fait surface en Tunisie ne doit-il être considéré comme un fléau isolé dans le contexte régional du pays. "Ce phénomène est constamment en interaction avec les mutations survenues dans toute la région : la situation incertaine en Libye, la crise actuelle en Egypte ainsi que le conflit syrien", explique Mazen Chérif, un autre expert en géopolitique. "Certains partis politiques pourraient faire de la lutte contre le terrorisme un prétexte, voire même une passerelle pour faire revenir la dictature", a précisé Kaïs Saïd, universitaire en droit constitutionnel, dans une déclaration à Xinhua.

 Bien que toute la région arabe continue de faire face à une véritable menace terroriste, "la situation tunisienne [est] moins catastrophique par rapport aux cas libyen, syrien ou encore irakien où ce fléau a affecté l'existence même de l'Etat". Pour ne citer qu'un seul exemple, M. Saïd pense que "l'actuel gouvernement libyen exécute ses prérogatives en l'absence d'un véritable Etat", ce qui fait allusion au récent "bras de fer" parfois armé entre les autorités et les milices dites "révolutionnaires". Bref, a-t-il résumé, "certaines forces politiques au pouvoir optaient en quelque sorte pour une certaine forme de chantage : la radicalisation du terrorisme ou le retour de la dictature".  

DES PERSPECTIVES INCERTAINES

La Tunisie est un pays où le poids du conservatisme social et religieux reste très fort. L'attachement à une version modérée de l'islam reste l'approche de référence pour la grande majorité de la population. Houcine Abassi, secrétaire général de l'Union général tunisienne du Travail (UGTT) et porte-parole du dialogue national, a récemment indiqué que les partis politiques avaient échoué à trouver un accord sur l'identité du prochain chef du gouvernement. Mais à la demande de ces derniers, les pourparlers se poursuivront jusqu'au 14 décembre.

 D'après lui, le 14 décembre 2013 serait soit la date de l'annonce du nom du nouveau chef du  gouvernement tunisien qui dirigera un "cabinet de compétences nationales" apolitique jusqu'aux prochaines élections générales, soit la date de l'officialisation de l'échec de la feuille de route, pièce maîtresse du dialogue national.

Les prochains mois seront décisifs non seulement pour la Tunisie mais pour le monde arabe dans son ensemble. Un échec de la Tunisie serait lourd de conséquences et donnerait raison à ceux qui estiment que les pays arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie. Il est clair cependant que rien ne sera comme avant et que le processus vers la démocratie, qui ne peut être que long et douloureux, est irréversible dans le monde arabe comme ailleurs.