Ainsi parlait Cyprian…

Afriquinfos Editeur
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Il y a très peu de Noirs ce lundi à bord du Boeing 747-400 archi-bondé de British Airways reliant Londres au Cap, à l’extrême pointe sud de l’Afrique. Devant mon étonnement, mon voisin de gauche, vigneron dans la province du Cap Occidental, ébauche, sans rire, une réponse, juste avant de s’écrouler de sommeil : « les Noirs empruntent de préférence la compagnie nationale South African Airways dont les billets sont bon marché. »

Cliché ? Galéjade ? Dérobade ? J’ai assez voyagé avec South African Airways pour me laisser convaincre par la première fadaise venue. Cela dit, où sont-ils ? Constat d’un jour ? Simple hasard auquel il ne faut attacher pas plus d’importance ? J’avoue que la question m’a taraudé une bonne partie du vol, qui duré douze heures d’horloge.

Il a fallu attendre l’atterrissage, difficile, après plusieurs tours d’océan, à cause d’un hiver austral capricieux, pour avoir un début de réponse. Grâce à Cyprian, venu me chercher à l’aéroport : « Qu’est-ce qui arrive à nos dirigeants ? Il n’y en a pas un qui rattrape l’autre. Depuis son avènement à la tête de l’Etat, Jacob Zuma amuse la galerie, alors qu’il y a tellement à faire. Après la séquence de la quatrième épouse, les médias font leurs choux gras de l’histoire d’un tableau d’artiste montrant notre président dans le plus simple appareil… » Tout en conduisant, Cyprian écoute en modulation de fréquence un débat en langue xhosa : « les commentateurs et les humoristes se paient la tête de notre président qui prête, il est vrai, le flan », regrette-t-il.

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Chauffeur dans une entreprise de location de voitures, Cyprian est, en dépit de l’âge (je lui donne 45/50 ans), un vétéran du Congrès national africain (African National Congress, ANC). Son activisme lui a valu plusieurs séjours en prison au cours des années de braise. « Ceux qui profitent de la démocratisation et des bienfaits de la croissance économique ne sont pas toujours ceux qui ont lutté contre le régime d’apartheid ! J’en connais plusieurs qui vivaient ou étudiaient tranquillement à Londres, à Boston, à Dar-es-Salaam ou Accra… »

Que fait-il du fameux « miracle sud-africain » ? Des gratte-ciels environnants ? Des autoroutes ? Des millions de petits emplois créés depuis le démantèlement de l’apartheid et l’avènement de dirigeants noirs à compter de 1994 ? Du majestueux Boulevard-Nelson-Mandela, sur lequel nous roulons en ce moment et qui met l’aéroport à quinze minutes du centre-ville du Cap ? « Tout ce dont vous parlez est palpable, je l’admets ! Vous pouvez ajouter la Liberté qui, après ce que nous avons vécu, n’a pas de prix ! Il y a dans le monde plus à plaindre que nous, mais on pouvait faire mieux, beaucoup mieux ! Voulez-vous vraiment savoir pourquoi peu de Noirs voyagent ? »

Sans attendre mon approbation, Cyprian quitte le Boulevard-Nelson-Mandela, emprunte des chemins de traverse. Sans transition, nous nous retrouvons en l’espace de quelques minutes dans un autre monde. Avec une multitude de ruelles représentant autant de coupe-gorge, des immondices d’où s’échappent des odeurs à vous arracher le cœur, des habitats d’une ou deux pièces entrelardés et recouverts de tôles dans une concession elle-même surplombée, on se demande pourquoi, de barbelés.

A la devanture de quelques maisons, des adultes assis, l’air hagard, semblent attendre que le ciel finisse complètement de leur tomber sur la tête. Au milieu des flaques d’eau pestilentielles, des dizaines de gosses jouent dans un charivari indescriptible. Un océan de misère noire, juste de l’autre côté de la vitrine, à la première sortie de l’autoroute, à quelques encablures des tours modernes et futuristes de la First National Bank et de l’assureur Allianz. Un univers glauque qui illustre, mieux que les meilleurs indicateurs onusiens, une « nation arc-en-ciel » à plusieurs vitesses…

Le mot de la fin, je le laisse volontiers au volubile Cyprian, dont l’esprit critique aura marqué mon retour en terre sud-africaine, où j’ai vécu et travaillé pour l’ONU en 1994 et où je suis revenu à plusieurs reprises dans le cadre de reportages. « Vous savez, le problème ici, ce n’est plus le Blanc, poursuit Cyprian, inspiré. Le Blanc a compris que sa propre survie passait par un compromis avec la majorité noire. Le problème, aujourd’hui, c’est nous-mêmes, nos dirigeants, la corruption… Pour tout vous dire, avec le Blanc, les choses sont désormais claires. Dans ce registre, je préfère de loin, en dépit de ce qui se dit, l’Afrikaner. Il a le mérite d’être direct et franc. Quand il ne t’aime pas, il te le dit en face. Par exemple, quand un de ses employés sent fort, à cause de la transpiration, il ne prend pas de gants avec lui. Il lui balance au visage : mon gars, tu pues.

Le Sud-Africain d’origine britannique, lui, a plutôt bonne presse, mais c’est un hypocrite de la pire espèce. S’il estime qu’un de ses employés sent fort, il se gardera de lui en faire la remarque, mais lui offrira sournoisement un déodorant qu’il prendra soin d’accompagner d’un j’ai pensé qu’un déodorant pourrait te faire plaisir. »