Les pays africains sont peu performants en matière d’émission d’obligations : ce qui doit changer

Afriquinfos Editeur
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Ecran montrant des données financières (DR, AFD)

The Conversation- Au cours des deux dernières décennies, les pays africains se sont de plus en plus tournés vers les marchés financiers internationaux pour répondre à leurs besoins de financement de leur développement. Le Kenya et le Bénin ont ainsi levé un total de 2,5 milliards de dollars américains grâce à l’émission d’obligations au cours du premier semestre 2025. Les fonds ont été utilisés pour rembourser des obligations arrivant à échéance. Cela signifie que de nouvelles obligations, à des conditions défavorables, sont émises pour rembourser les prêteurs précédents.

Pourtant, les obligations africaines sont largement sous-évaluées, ce qui se traduit par des rendements excessivement élevés qui ne sont pas justifiés par les fondamentaux économiques, budgétaires et institutionnels. On observe cette sous-évaluation quand les obligations d’un pays se négocient à des rendements plus élevés que ceux de ses pairs alors qu’il affiche une forte croissance économique, des institutions stables qui soutiennent la mise en œuvre des politiques gouvernementales, et l’État de droit.

En d’autres termes, les investisseurs ont toutes les raisons de croire que le pays remboursera ses dettes, pourtant ils s’attendent à un rendement plus élevé. Cette situation s’explique par un manque d’informations et des préjugés entretenus par les entités mondiales qui facilitent la vente d’obligations en Afrique.

Exemples : la Côte d’Ivoire et le Sénégal affichent une forte croissance annuelle (5 % à 6,5 %), mais leurs obligations sont assorties de rendements élevés (7,8 % à 8,2 %), comparativement à la Namibie et au Maroc, qui enregistrent une croissance d’environ 3 % et des taux d’intérêt obligataires de 6 %.

Cette mauvaise évaluation impose un lourd fardeau au service de la dette sur des budgets publics déjà limités.

Biais structurels du marché

Dans le même temps, les pays africains sont confrontés à un paradoxe déroutant : alors qu’ils paient plus cher pour la dette qu’ils contractent, la demande pour ces obligations est beaucoup plus élevée (sursouscription). Toutes les émissions obligataires en Afrique sont souscrites jusqu’à plus de cinq fois. Ce phénomène n’est courant qu’en Afrique. Il est difficile de comprendre pourquoi les gouvernements ne tirent pas parti de cette forte demande pour négocier des taux d’intérêt plus bas.

D’après mon expertise en matière de modélisation des prix des obligations, je pense que la mauvaise évaluation des eurobonds en Afrique – des titres de créance émis par un pays dans une devise autre que la sienne – n’est pas une anomalie du marché. Elle révèle des défaillances internes des pays africains, des biais structurels du marché et une compréhension insuffisante des mécanismes complexes des marchés mondiaux de la dette.

La sursouscription des eurobonds devrait être une source de pouvoir pour les gouvernements africains, et non une occasion manquée. Les pays africains peuvent passer du statut de preneurs de prix – qui n’a pas le pouvoir de fixer lui-même les taux d’intérêt auxquels il emprunte – à celui de négociateurs de prix. Ils devraient être en mesure de réduire le coût de leur dette, libérant ainsi des ressources pour le développement.

Mais pour y parvenir, les pays africains doivent d’abord remédier au déséquilibre des pouvoirs sur les marchés. Les gouvernements doivent ainsi investir dans l’expertise en matière de tarification des obligations afin d’accroître leur pouvoir de négociation.

Le faux signal de succès de la sursouscription

Plusieurs raisons expliquent la surévaluation des obligations africaines malgré les sursouscriptions.

Premièrement, le manque d’expertise technique en matière d’émission d’obligations primaires dans les services de gestion de la dette de la plupart des gouvernements africains. Très peu d’entre eux disposent en effet de systèmes de renseignement pour recueillir des informations sur les marchés financiers et de programmes officiels de relations avec les investisseurs. Ils ne disposent pas non plus d’analystes quantitatifs ou de spécialistes de la tarification capables de traiter d’égal à égal avec les banques d’investissement lors des tournées de présentation et des négociations.

Dès lors, les services de gestion de la dette ne sont pas en mesure de dialoguer avec confiance et esprit critique avec les intermédiaires financiers pour remettre en question les hypothèses, simuler des scénarios de tarification et mener leurs propres analyses comparatives du marché.

Après les offres publiques initiales, la plupart des gouvernements ne communiquent pas avec les détenteurs de leurs obligations sur le marché secondaire. Ils ne surveillent pas non plus les performances des obligations après leur émission. Le désintérêt pour le marché secondaire a créé une boucle de rétroaction, où le manque d’informations a conduit à des coupons élevés sur les nouvelles émissions.

Deuxièmement, les économies avancées communiquent régulièrement avec les investisseurs par le biais de briefings, de tournées de présentation et de rapports publiés en temps opportun. Or la communication des gouvernements africains est souvent ponctuelle et se limite généralement à la période entourant une nouvelle émission obligataire. Cela empêche les investisseurs de se forger une opinion éclairée et à long terme. Il en résulte une prime de risque de défaut dans la fixation des prix.

Troisièmement, les émissions de dette des gouvernements africains sont souvent motivées par des considérations politiques plutôt que par un calendrier stratégique. Ce qui conduit alors à des entrées précipitées ou mal préparées. Celles-ci ont parfois lieu alors que le coût de la dette augmente à l’échelle mondiale, à l’approche des cycles électoraux ou quand les gouvernements sont confrontés à une crise financière causée par la baisse de leurs réserves.

Quatrièmement, les États africains abordent bien souvent le marché des euro-obligations avec un faible pouvoir de négociation. Ils dépendent fortement d’un petit groupe de banques d’investissement occidentales qui leur fournissent des conseils techniques pour gérer l’émission des obligations. Or ces banques ont tendance à privilégier leurs propres réseaux mondiaux de clients investisseurs. Leurs intérêts ne sont pas alignés avec l’objectif d’obtenir le taux le plus bas possible pour les émetteurs.

Facteur de la mauvaise évaluation

Les émetteurs africains acceptent souvent les indications de prix initiales des conseillers ainsi que des rendements élevés, même en cas de sursouscription. Alors que la demande pourrait justifier un rendement plus faible, les émetteurs africains ne parviennent pas à négocier une baisse des prix. Les syndicats d’émission n’ont aucun intérêt à obtenir le meilleur prix pour l’émetteur, car ils perçoivent des commissions sur les transactions.

Le rôle des syndicats d’émission obligataire est un facteur majeur de la mauvaise évaluation. Dans le cadre d’une émission obligataire, un syndicat est un groupe d’institutions financières qui structure l’obligation, fixe son prix et son marché (également appelé « bookbuilding »), souscrit la partie non vendue de l’obligation, vend l’obligation à ses investisseurs et veille au respect de la conformité et de la documentation. Ces syndicats fixent des taux d’intérêt nominaux plus élevés que nécessaire afin de se prémunir, de manière prudente, contre le scepticisme perçu des investisseurs.

Les gouvernements africains sont devenus des participants passifs plutôt que des acteurs actifs dans la fixation des prix. Les syndicats obligataires basés en Afrique sont systématiquement contournés, malgré le renforcement des capacités régionales et des réseaux de distribution. Enfin, il faut noter que les émissions obligataires sont également attribuées à des acheteurs offshore, écartant ainsi les investisseurs institutionnels locaux.

Briser le cycle de la mauvaise évaluation

Pour corriger la mauvaise évaluation systémique des euro-obligations et réduire les coûts du service de la dette, les pays africains doivent entreprendre des réformes.

Premièrement, les gouvernements doivent investir dans les capacités de gestion de la dette.

Deuxièmement, ils doivent surveiller activement les transactions sur le marché secondaire afin d’identifier les opportunités telles que les rachats et les échanges d’obligations qui pourraient améliorer le profil de la dette. L’analyse en temps réel des performances des obligations devrait servir de base aux conditions d’émission futures et aux stratégies de communication avec les investisseurs.

Troisièmement, les gouvernements doivent mettre en place des procédures institutionnelles pour la communication des données et s’engager de manière proactive auprès des investisseurs et des agences de notation. Cela permettra de remettre en question et d’influencer les hypothèses de risque. Les investisseurs ont besoin d’assurances cohérentes, notamment sur la possibilité de sortir facilement de leurs positions.

Quatrièmement, les pays africains doivent maintenir et surveiller des indices de référence actualisés provenant de pays comparables disposant de données de prix comparables. Sans comparaisons précises, il est e, effet difficile de savoir si les prix proposés par les syndicats pour les obligations sont équitables et exacts. Ces pays doivent cesser de se fier uniquement aux recommandations des banques d’investissement.

Enfin, les gouvernements du continent devraient impliquer au moins un membre du syndicat basé en Afrique, donner la priorité à l’allocation aux investisseurs institutionnels locaux et promouvoir des accords régionaux avec les banques internationales afin de garantir le transfert de connaissances et une participation équitable.

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