Chute abyssale de la livre soudanaise, un mal nécessaire pour la fin de la guerre en cours depuis avril 2023?

Afriquinfos Editeur
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Manifestation pour demander au Gouvernement soudanais soutenu par l'Armée de repousser la date limite d'échange des billets de banque de 500 et 1.000 livres soudanaises, le 31 décembre 2024 à Port-Soudan.

Le Gouvernement soudanais a introduit récemment de nouveaux billets de banque dans les zones qu’il contrôle, perturbant le commerce et les transports, et aggravant les divisions dans un pays déjà ravagé par la guerre et la famine.

Les anciens billets de 500 et 1.000 livres soudanaises ont été remplacés dans sept régions sous contrôle de l’Armée nationale, en guerre depuis 21 mois contre les Paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR). Le Gouvernement affirme vouloir ‘protéger l’économie et combattre les agissements criminels’, mais de nombreux Soudanais jugent que cette mesure fait plus de mal que de bien.

A Port-Soudan, capitale provisoire du pays, l’incapacité des Banques à fournir suffisamment de nouveaux billets a déclenché des manifestations devant les bureaux du Gouvernement. ‘Je vais à la banque quatre ou cinq fois par semaine (…) mais il n’y en a pas’, confie à l’AFP une femme de 37 ans sous couvert d’anonymat. Les vendeurs ambulants, les conducteurs de rickshaws, les stations-service et les petits commerçants refusent désormais d’accepter les anciens billets, paralysant ainsi le commerce et les transports. ‘Impossible d’acheter de petites choses auprès des vendeurs ambulants’, dit-elle.

La guerre a laissé l’économie en lambeaux, décimé les infrastructures, poussé la moitié de la population au bord de la famine et provoqué la chute abyssale de la livre soudanaise, dont la valeur a été divisée par cinq: avant la guerre, un dollar valait 500 LS contre 2.500 aujourd’hui au marché noir. L’introduction des nouveaux billets vise à ‘faire entrer de l’argent dans le système bancaire, garantir sa circulation via des canaux officiels, prévenir la contrefaçon et l’utilisation de fonds pillés’, a déclaré le ministre des Finances, Jibril Ibrahim.

Manifestation pour demander au Gouvernement soudanais soutenu par l’Armée de repousser la date limite d’échange des billets de banque de 500 et 1.000 livres soudanaises, le 31 décembre 2024 à Port-Soudan.

– Manœuvre –

Pour des experts, il s’agit plutôt d’une manœuvre. ‘L’Armée cherche à affaiblir les FSR avec une monnaie plus dominante’, souligne Matthew Sterling Benson, directeur de recherche sur le Soudan à la London School of Economics and Political Science (LSE). Après les pillages des Banques par les FSR, l’Armée ‘veut contrôler les flux financiers’ et priver les paramilitaires de ressources, explique-t-il.

Elle cherche également par ce biais à accroître son trésor de guerre, estime l’analyste soudanais Hamid Khalafalla. Dans une économie essentiellement informelle, ces fonds ‘serviront à financer la guerre en cours, notamment pour payer les soldats et acquérir des armes’. Les FSR, qui envisagent d’établir leur propre monnaie, ont interdit l’utilisation des nouveaux billets dans leurs zones et accusé l’Armée de ‘complot visant à diviser le pays’.

Dans un pays fragmenté, ‘la mesure a catalysé la marche vers une scission’, souligne Kholood Khair, du groupe de réflexion ‘Confluence Advisory’ spécialisé dans les affaires soudanaises. L’Armée contrôle le nord et l’est du Soudan tandis que les paramilitaires dominent la région du Darfour, dans l’ouest du pays, et des pans du centre et du sud. Le Grand Khartoum est divisé entre les factions en guerre.

– Situation critique –

Pour Nazik Kabalo, qui coordonne l’aide dans plusieurs régions du Soudan, cette décision perturbe les chaînes d’approvisionnement, aggravant davantage les souffrances de la population. ‘Si vous n’avez pas de liquidités, vous ne pouvez pas acheter des produits de première nécessité’, agriculteurs et commerçants dépendant entièrement des transactions en espèces, explique-t-elle. Le Gouvernement a encouragé les applications bancaires numériques comme Bankak, mais de nombreux Soudanais n’y ont pas accès en raison des fréquentes pannes de télécommunications.

Dans les zones sous contrôle des FSR, cette mesure punit surtout les civils, les paramilitaires effectuant la plupart de leurs transactions en devises étrangères via un réseau de soutien transnational. Les civils risquent d’y devenir encore plus isolés économiquement, ‘et cela crée une situation critique pour une population menacée de famine’, souligne M. Benson. La famine frappe déjà cinq régions, selon des agences de l’ONU s’appuyant sur un récent rapport du système de classification de la sécurité alimentaire (IPC) et elle devrait s’étendre à cinq autres districts du Darfour d’ici mai 2025, et certaines parties des monts Nouba dans le sud.

Pour Mme Khair, l’Armée et les FSR cherchent à ‘marquer des points’. L’Armée veut ‘provoquer une crise de gouvernance chez ses adversaires en privant les gens de monnaie et de services pour qu’ils se retournent contre les FSR’, poursuit-elle. Elle introduit de nouveaux billets et ‘prive les habitants des zones contrôlées par les FSR de services, en réponse les FSR envisagent de créer leur propre monnaie’. Au final, ‘ce sont les civils qui trinquent’, déplore-t-elle.

© Afriquinfos & Agence France-Presse