The Conversation- Le penseur, philosophe et linguiste congolais Valentin-Yves Mudimbe est décédé dans la nuit du 21 au 22 avril à l’âge de 83 ans en Caroline du nord aux États-Unis où il résidait depuis plusieurs années. Figure majeure de la pensée critique africaine, son œuvre traduite et étudiée dans le monde entier, a profondément marqué les études postcoloniales. Il laisse derrière lui une pensée décisive sur la colonisation du savoir et la condition des Africains.
À l’heure où les débats sur la décolonisation des savoirs se multiplient, la disparition de Mudimbe invite à revenir sur l’œuvre d’un penseur qui avait, dès les années 1980, ouvert la voie à une critique radicale des catégories imposées. Sa réflexion, loin de tout repli identitaire ou de toute revendication victimaire, proposait une voie exigeante : celle d’une refondation intellectuelle capable de penser l’Afrique hors de toute assignation.
En tant que spécialiste des théories postmodernes et postcoloniales appliquées aux productions intellectuelles francophones contemporaines, je reviens ici sur sa trajectoire qui a considérablement influencé le champ des études postcoloniales.
Philosophe, romancier, critique, Valentin-Yves Mudimbe fut l’un des penseurs africains les plus décisifs du XXᵉ siècle. Non pas par militantisme, mais par un travail patient : celui de repenser l’Afrique en dehors des cadres imposés par l’histoire coloniale. Avec The Invention of Africa (1988), il a profondément bouleversé les études africaines et postcoloniales, bien au-delà du clivage habituel entre Orient et Occident.
Un parcours entre l’Afrique et l’exil
Né en 1941 à Jadotville (Likasi), dans l’actuelle République démocratique du Congo, Mudimbe fut d’abord formé dans un monastère bénédictin avant de poursuivre ses études à Louvain, en Belgique. Cette formation religieuse marquera durablement son approche critique, où se mêlera toujours une réflexion sur les savoirs, les langues et les modes d’institutionnalisation de la pensée.
De retour au Congo indépendant en 1970, il enseigne à l’Université nationale du Zaïre, au cœur d’un pays traversé par les promesses et les désillusions postcoloniales.
Mais le climat politique sous Mobutu Sese Seko devient vite irrespirable pour un esprit libre. Face à la récupération du discours de « l’authenticité » par l’État, Mudimbe choisit l’exil en 1979. Aux États-Unis, à Stanford puis à Duke University, il poursuit son œuvre de déconstruction critique, tout en restant profondément attaché aux destins africains. Sa trajectoire, entre Afrique, Europe et Amérique du Nord, illustre une pensée de la traversée, toujours en mouvement, toujours inquiète des filiations imposées.
Déconstruire la « bibliothèque coloniale »
Publié d’abord en anglais en 1988 sous le titre The invention of Africa, ce livre a été traduit en français en 2021 (L’Invention de l’Afrique, Présence africaine). Mudimbe propose bien plus qu’une critique des représentations coloniales. Il analyse la « bibliothèque coloniale » – cet ensemble de textes religieux, anthropologiques et administratifs qui, depuis des siècles, construisent l’Afrique comme un objet à connaître, à dominer, à sauver.
Contrairement à Edward Said, – théoricien littéraire et critique palestino-américain – qui montrait comment l’Occident avait inventé un Orient fascinant mais méconnu, Mudimbe révèle que l’Afrique a souvent été pensée comme une absence à combler, un vide culturel justifiant l’entreprise coloniale. Cette déconstruction radicale pose une question essentielle : comment produire un savoir qui ne reconduise pas, même à travers la critique, les cadres coloniaux qu’il dénonce ?
L’impact de cet ouvrage fut immense, à la fois en Afrique, en Europe et en Amérique du Nord. Il ouvrit un espace de questionnement pour des penseurs comme Achille Mbembe, Souleymane Bachir Diagne ou encore Felwine Sarr, qui, à leur tour, interrogèrent les conditions d’une pensée africaine décolonisée.
Une rupture épistémologique
Mudimbe ne s’est jamais contenté de dénoncer : il cherchait à construire. Pour lui, libérer l’Afrique passait d’abord par une refondation des savoirs. Il fallait rompre avec l’idée que seuls les outils de la pensée occidentale pouvaient dire l’Afrique. Il fallait aussi résister aux tentations essentialistes qui, au nom de l’authenticité, recréaient d’autres prisons conceptuelles.
Sa pensée épousait une méthode rigoureuse : analyse des discours, examen critique des catégories, déconstruction des fausses évidences. Ce travail exigeant visait à donner à l’Afrique les moyens de penser par elle-même, sans se couper pour autant du reste du monde.
Ses romans – Entre les eaux. Dieu, un prêtre, la révolution, Le Bel Immonde, Shaba Deux : les carnets de mère Marie Gertrude – traduisent ce même refus d’être assigné : ni au discours colonial, ni au nationalisme d’État, ni à une vision figée de l’identité africaine. À travers des récits d’errance, de mémoire fragmentée, Mudimbe explore la difficulté d’être soi dans un monde saturé de récits imposés.
La langue elle-même, dans ses romans, devient un espace de lutte et de création. Ciselée, polyphonique, elle rend compte de l’hétérogénéité des expériences africaines contemporaines. À travers son œuvre littéraire comme philosophique, Mudimbe n’a cessé de rappeler que l’identité n’est jamais un donnée, mais toujours une construction à interroger.
Un héritage en mouvement
Aujourd’hui, alors que l’Afrique est au centre de multiples recompositions géopolitiques et identitaires, l’œuvre de Mudimbe reste d’une brûlante actualité. Elle rappelle que l’émancipation ne saurait être une simple revendication politique ou culturelle. Elle suppose un travail plus radical : repenser les cadres mêmes du savoir, pour que l’Afrique cesse enfin d’être un objet et devienne pleinement sujet de son histoire.
Dans un monde où les savoirs circulent et se recomposent, le legs de Mudimbe invite à une vigilance critique constante. Il nous incite à refuser les catégories figées, à penser la complexité, à accueillir l’incertitude plutôt que de chercher à tout prix à la combler.
Décoloniser les savoirs avec Mudimbe, c’est donc poursuivre cette entreprise à la fois critique et créative : construire des savoirs pluriels, ouverts, capables de rendre compte de la diversité des expériences africaines, sans nostalgie ni complaisance.
The Conversation.