Un an après les manifestations, réprimées dans le sang, contre les hausses d’impôt et la corruption rampante au Kenya, Susan Wangari raconte avoir perdu le compte des morgues, hôpitaux et commissariats qu’elle a visités pour retrouver son fils. Sans succès.

« Ce serait mieux s'(il) était mort », soupire-t-elle. « Au moins, je pourrais aller sur sa tombe ». Son dernier moment avec lui date du 25 juin 2024, lorsque des milliers de jeunes Kényans avaient pris d’assaut le Parlement. Un ami était venu chercher Emmanuel Mukuria, 24 ans, pour aller ensemble au CBD, le quartier administratif et d’affaires de Nairobi.

D’après ses copains, le jeune homme, qui travaillait comme rabatteur pour des matatus (minibus privés), a été arrêté par la Police. Il n’est jamais revenu. Selon des groupes de défense des droits humains, au moins 60 personnes ont été tuées lors des manifestations de juin et juillet 2025, et plus de 80 enlevées par les Forces de sécurité. Des dizaines d’entre elles, dont Emmanuel Mukuria, sont toujours portées disparues!

« Nous n’avons pas la paix dans cette maison », se désole Susan Wangari, 50 ans, dans son logement d’une pièce situé dans un bidonville. « Je dors légèrement la nuit au cas où il viendrait frapper à ma fenêtre comme il le faisait toujours », poursuit-elle. « Chaque fois que nous entendons que des corps ont été trouvés quelque part, nous sommes anxieux de connaître leur identité ».
– Peur –
Deux hommes, trop effrayés pour raconter publiquement leur calvaire, ont indiqué à la mère éplorée avoir été emprisonnés avec son fils. Le fait que l’un d’eux ait été libéré seulement en février 2025 lui donne l’espoir que son fils soit encore vivant, en captivité.

Mi-mai 2025, le Président kényan William S. Ruto a pourtant assuré que toutes les personnes enlevées l’été dernier avaient été « rendues à leurs familles » – l’un des aveux les plus clairs du Chef de l’État que les Forces de sécurité kényanes ont bien été impliquées dans des enlèvements et détentions illégales à grande échelle.
« J’ai donné des instructions claires et fermes pour que rien de tel ne se reproduise », a encore dit M. Ruto, insistant sur l’indépendance et le « mécanisme de responsabilité » de la Police devant conduire à des enquêtes sur les enlèvements. Interrogé, le bureau du Président a confirmé que la Police « traitait le dossier » des disparus. Mais un Porte-parole de la Police a renvoyé l’AFP vers le Bureau du Président. Autre contradiction, dans l’affaire Emmanuel Mukuria, ce porte-parole de la Police a dit n’avoir aucune information, alors qu’un responsable du Commissariat où sa mère a signalé sa disparition a déclaré que l’enquête était toujours en cours!
– Blessure inguérissable –
De nombreuses autres familles se débattent toujours avec les séquelles de la violence. Rex Masaï, 29 ans, a été le premier à mourir lors des manifestations, abattu dans le centre-ville le 20 juin 2024. « Nous espérons le meilleur mais nous ne sommes pas près de la vérité, » soupire sa mère, Gillian Munyao, depuis son domicile où une photo de Rex Masaï, coiffé de dreadlocks, est accrochée au mur. Gillian Munyao se souvient avoir trouvé son fils gisant inerte dans une mare de sang dans une clinique où il avait été emmené.
Le procureur en charge de l’affaire impute le manque d’avancées à un manque de témoins. Mme Munyao affirme qu’un témoin potentiel s’est désisté par peur d’être « enlevé ». « Lorsque vous obtenez des preuves, le problème est que vous devez les soumettre à la Police elle-même », déplore Hussein Khalid, responsable du groupe de défense des droits humains ‘Vocal Africa’.
Lui-même dit ne plus savoir à combien d’enterrements il a assisté après les manifestations, peut-être 20 ou 30. « Était-il nécessaire de déchaîner ce genre de force brute contre de jeunes Kényans innocents? », questionne-t-il. Au sein du monde politique kényan, la compassion reste toute relative depuis la tragédie.

« Des gens ont été tués, nous avons sympathisé, nous avons avancé », a abruptement commenté le député Bashir Abdullahi, membre de la coalition au pouvoir, lors d’un débat au Parlement sur les manifestations en mai 2025. Mais pour les familles de victimes, la quête de justice « signifie beaucoup », rappelle, ému, Chrispin Odawa, le père de Rex Masaï. Car « la blessure ne guérira jamais ».
© Afriquinfos & Agence France-Presse