Tribune/Transition sans fin: Où va le Mali?

Afriquinfos Editeur
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Vue aérienne du fleuve Niger près de la ville de Gao, dans le nord du Mali, en mars 2020.

Bamako (© 2023 Afriquinfos)- 44. Près de quarante-quatre mois se sont écoulés depuis le coup d’Etat contre le régime défaillant du Président Ibrahim Boubacar Keita, ayant porté au pouvoir le Gouvernement de Transition qui préside désormais au destin du Mali.

Quarante-quatre mois composés d’une première période de dix-huit issus de la Charte de la Transition renégociée dans un bras de fer causé par le renversement du Premier Ministre Moctar Ouane par le Colonel Assimi Goïta qui reprenait alors formellement les rennes du pays. Puis de vingt-quatre mois à compter du décret présidentiel de juin 2022, qui allongeait la durée de la Transition et prévoyait la tenue des élections au premier trimestre 2024, pour une transmission du pouvoir aux civils le 26 mars 2024. Cela n’a pas eu lieu.

Contraint par sa communication enthousiaste sur la reprise en main de son intégrité territoriale grâce à ses nouveaux alliés internationaux et par l’autosatisfecit qu’il s’était accordé lors de la tenue du référendum national de juin 2023, le Gouvernement de la Transition n’a pas pu utiliser, au contraire de certains de ses voisins, l’argument sécuritaire pour justifier de son incapacité à organiser ces élections. Le Premier Ministre Maïga a plutôt préféré évoquer le concept flou d’une «phase de stabilisation ayant atteint un point de non-retour (…) suffisamment stable» pour être en mesure d’organiser des élections, tout en dénonçant «l’angélisme démocratique» de ceux qui les réclament hic et nunc.

Nul doute que cette phase de stabilisation, objet politique non identifié mais si pratique par la souplesse de son cadre conceptuel rejoindra bientôt la caisse à outils de tous les régimes qui ne se sentent pas encore suffisamment prêts à affronter le verdict des urnes. Au même titre que fleurit désormais, au Mali comme ailleurs, la stratégie de Dialogue National qui ressemble furieusement à une tentative d’échappatoire à l’instar des Conférences nationales d’antan. Sous d’autres cieux, on les appelle «Commissions ou Grenelle», pour évacuer un sujet de l’agenda politique voire lui garantir un enterrement de première classe.

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Il faut admettre néanmoins que derrière les discours de façade réside toujours au Mali une crise multidimensionnelle implacable. Victime collatérale d’une intervention en Libye mal préparée, mal dirigée et mal assumée, d’attaques terroristes visant la déstabilisation et la stratégie du chaos, d’organisations communautaires épousant opportunément la cause jihadiste pour justifier leur choix de vivre par les armes, d’une unité nationale fractionnée,  aggravée par la stratégie de stabilisation employée par la France dans ses opérations, d’une histoire démocratique confisquée par les pouvoirs successifs, abandonné puis sanctionné par les organisations internationales et continentales au premier rang desquelles la CEDEAO, le contexte du pays, dont les difficultés économiques intrinsèques retardaient déjà son développement, ne rend pas la tache facile à ses Autorités.

Pour autant, le régime de Transition, en choisissant le raidissement au fur et à mesure de sa perte de crédibilité et de légitimité retarde la mise en œuvre de solutions durables, et pire encore, crée les conditions d’un effondrement national. Sur le plan politique, la suspension des activités des partis ainsi que l’interdiction de leur couverture médiatique le 10 avril dernier n’est que le dernier avatar d’une dérive autoritaire qui ne sert qu’à tenter de masquer la réalité d’une opposition toujours plus nombreuse et l’effritement de la coalition ayant porté au pouvoir le Comité National pour le Salut du Peuple puis le régime de la Transition.

Le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces Patriotiques en particulier, pourtant allié politique du coup d’Etat d’août 2020 et signataire de la Charte de la Transition d’octobre 2020 dont il était explicitement partie prenante de son préambule, s’est progressivement (en partie) désolidarisé du mode de Gouvernement du Premier Ministre Maïga, ainsi que des résultats obtenus par la Transition. Situation qui a conduit d’une part à la destitution par une partie du mouvement de ce dernier de sa fonction de Président du mouvement, tandis que d’autre part, ses partisans accusaient publiquement le Président du Conseil National de Transition, le Colonel Malick Diaw, ainsi que le porte-parole du Gouvernement, le Colonel Abdoulaye Maïga, de chercher à déstabiliser le groupement à travers cette initiative.

De son côté, l’influent imam Mahmoud Dicko, soutien de premier ordre du renversement d’IBK mais qui a depuis vu son association de soutien (CMAS) interdite à son tour, n’a plus de mots assez durs contre ses anciens partenaires. Morceaux choisis: «Il n’y a plus de sérieux dans notre pays, il n’y a  plus que le mensonge (…) Ils ont manipulé les jeunes pour mieux les trahir ensuite. Ils les ont mis en conflit avec la communauté internationale et entre eux-mêmes. Maintenant, le pays est au bord du gouffre, et ils ne savent plus quoi faire». Une partie de cette jeunesse a d’ailleurs fait les frais de la stratégie répressive du pouvoir.

Ainsi, le 13 mars 2024, c’est l’Association des Elèves et Etudiants du Mali (AEEM), accusée d’être responsable de violences et d’affrontements meurtriers qui était dissoute, après 34 années d’existence dans des contextes politiques pourtant peu souvent favorables aux mouvements étudiants. La quinzaine d’étudiants arrêtés depuis lors sont menacés d’être déportés à Tessalit. Pour d’autres encore, c’est la prison qui règle leur sort. L’économiste et opposant malien Etienne Fabaka Sissoko, arrêté fin mars 2024 et détenu en prison est poursuivi pour atteinte au crédit de l’Etat. Son livre publié en décembre 2023, «Propagande, agitation, harcèlement: la communication gouvernementale pendant la Transition au Mali», n’avait en effet rien fait pour redorer l’image des Autorités maliennes.

Déjà détenu en 2022 pendant 6 mois et libéré sans aucune décision de justice, il attend désormais son procès. Ce n’est plus le cas de Komani Tanapo, soutien historique des chasseurs traditionnels dozos en lutte contre les jihadistes du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Jnim), mais accusé par le pouvoir d’apporter également des fournitures (armes et motos) à ces derniers. Décédé en mars 2024 après un mois de détention, ses proches dénoncent les conséquences des tortures infligés à son endroit par les soldats maliens et leurs supplétifs russes.

Car c’est bien là le principal nœud des tensions qui traversent la société malienne. Le pari du pouvoir militaire consistait à accepter une restriction des libertés contre le rétablissement de la sécurité et d’une véritable souveraineté, les pouvoirs précédents étant considérés comme à la solde des puissances étrangères et notamment l’ex-puissance coloniale.

Amère réalité

Or, si l’Armée malienne a pu obtenir des victoires hautement symboliques telle que la reprise de la ville de Kidal le 14 novembre 2023, la situation générale reste très dégradée. Les groupes terroristes et leurs attaques n’ont pas disparu, les mouvements d’autodéfense aggravent les tensions communautaires, les indépendantistes de l’Azawad n’ont pas renoncé à leur projet politique et les populations civiles continuent de subir enlèvements, rackets et exactions de toutes les factions, y compris de l’allié des troupes régulières maliennes, «l’Africa Corps», entité à l’homonymie historique inquiétante ayant remplacé poste pour poste la milice «Wagner».

Ces exactions, déjà bien documentées par la société civile, dégradent la capacité de riposte militaire de l’Armée, tout en aggravant les tensions en son sein face à l’impunité constatée. A cela s’ajoute depuis plusieurs mois une crise d’approvisionnement énergétique majeure qui ne cesse de s’aggraver. Alors que le Gouvernement et la compagnie «Energie du Mali» avaient prévu d’accorder 12h d’électricité/jour et par zone à Bamako, ce chiffre n’a guère dépassé les 8 heures dans les faits au cours des premiers mois de l’année 2024. Dans une économie déjà fortement contrainte, c’est un coup dur de plus porté au développement et à la situation économique et sanitaire.

Ainsi, à quoi pense la Transition? Comment peut-elle espérer organiser d’une main un «Dialogue National» dont elle  fait un préalable au retour à l’ordre républicain, tout en emprisonnant de l’autre ses opposants et en interdisant leurs partis? Avec qui compte-t-elle dialoguer? Qui peut encore imaginer que le retour à la sécurité sera assurée par la seule réponse militaire, sans résoudre d’une part la question de la cohésion nationale et de l’équilibre politique régional, et d’autre part celle du développement? Combien de temps enfin lui sera-t-il possible de faire croire que la liberté réside dans le refuge de l’association avec ses semblables, et que la souveraineté peut se sous-traiter à des milices privées? Le Mali, grande civilisation chargée d’histoire, mérite mieux que la politique de l’agitation digitale, du coup de menton et de la fuite en avant.