L’Intelligence artificielle et la précarisation des emplois au Sud

Afriquinfos Editeur
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Paris (© 2023 Afriquinfos)- L’intelligence artificielle (IA) ne se limite pas qu’aux robots. Au bout de la chaîne, figurent souvent des travailleurs des pays du Sud. Selon une enquête du Times, des travailleurs kényans payés moins de trois euros l’heure étaient chargés de s’assurer que les données utilisées pour entraîner ChatGPT ne comportaient pas de contenu à caractère discriminatoire.

Les modèles d’IA ont en effet besoin d’être entraînés, en mobilisant une masse de données extrêmement importante, pour leur apprendre à reconnaître leur environnement et à interagir avec celui-ci. Ces données doivent être collectées, triées, vérifiées et mises en forme par des humains. Ces tâches chronophages et peu valorisées sont généralement attribuées aux travailleurs précaires, situés dans les pays du sud.

Ce travail de la donnée prend plusieurs formes. Il peut s’agir par exemple d’entourer les personnes présentes sur les images capturées par une caméra de vidéosurveillance, pour apprendre à l’algorithme à reconnaître un humain. Ou encore corriger manuellement les erreurs produites par un modèle de traitement automatique de factures.

L’enquête menée entre Paris et Antananarivo, capitale de Madagascar, confirme que le développement de l’intelligence artificielle ne signifie pas la fin de travail due à l’automation, comme certains l’avancent, mais plutôt son déplacement dans les pays en voie de développement.

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L’étude montre aussi la réalité de ‘’l’IA à la française’’ : d’un côté, les entreprises technologiques françaises s’appuient sur les services des GAFAM pour accéder à des services d’hébergement de données et de puissance de calcul ; d’un autre côté les activités liées aux données sont réalisées par des travailleurs situés dans les ex-colonies françaises, notamment Madagascar, confirmant alors des logiques déjà anciennes en matière de chaînes d’externalisation.

Les conditions de production de l’IA restent mal connues selon l’enquête qui a débuté à Paris en mars 2021 et qui a été possible grâce à des entretiens avec 30 fondateurs et employés opérant dans 22 entreprises parisiennes du secteur. Un résultat a rapidement émergé : le travail des données est dans sa majorité externalisé auprès de prestataires situés à Madagascar.

Les raisons de cette concentration des flux d’externalisation vers Madagascar sont multiples et complexes, notamment le faible coût du travail qualifié, la présence historique du secteur des services aux entreprises sur l’île, et le nombre élevé d’organisations proposant ces services.

Une seconde partie de l’enquête menée à distance, puis sur place à Antananarivo grâce à un entretien avec 147 travailleurs, managers, et dirigeants de 10 entreprises malgaches, révèle que les travailleurs des données sont intégrés à un secteur plus large de production de service aux entreprises, allant des centres d’appels à la modération de contenu web en passant par les services de rédaction pour l’optimisation de la visibilité des sites sur les moteurs de recherche.

S’agissant des emplois du numérique, les données d’un questionnaire révèlent que ce secteur emploie majoritairement des hommes (68 %), jeunes (87 % ont moins de 34 ans), urbains et éduqués (75 % ont effectué un passage dans l’enseignement supérieur).

Quand ils évoluent au sein de l’économie formelle, ils occupent généralement un poste en CDI. La moindre protection offerte par le droit du travail malgache comparée au droit du travail français, la méconnaissance des textes par les travailleurs, et la faiblesse des corps intermédiaires (syndicats, collectifs) et de la représentation en entreprise accentuent néanmoins la précarité de leur position. Ils gagnent en majorité entre 96 et 126 euros par mois, avec des écarts de salaires significatifs, jusqu’à 8 à 10 fois plus élevés pour les postes de supervision d’équipe, également occupés par des travailleurs malgaches situés sur place.

Ces travailleurs sont situés à l’extrémité d’une longue chaîne d’externalisation, ce qui explique en partie la faiblesse des salaires de ces travailleurs qualifiés.

La production de l’IA implique en effet trois types d’acteurs : les services d’hébergement de données et de puissance de calcul proposés par les GAFAM, les entreprises françaises qui vendent des modèles d’IA et les entreprises qui proposent des services d’annotations de données depuis Madagascar, chaque intermédiaire captant une partie de la valeur produite.

Ces dernières sont de plus généralement très dépendantes de leurs clients français, qui gèrent cette force de travail externalisée de manière quasi directe, avec des postes de management intermédiaire dédiés au sein des start-up parisiennes.

L’occupation de ces postes de direction par des étrangers, soit employés par les entreprises clientes en France, soit par des expatriés sur place, représente un frein important aux possibilités d’évolution de carrière offertes à ces travailleurs, qui restent bloqués dans les échelons inférieurs de la chaîne de valeur.

Aujourd’hui, sur les 48 entreprises proposant des services numériques dans des zones franches, seulement 9 sont tenues par des Malgaches, contre 26 par des Français.

Derrière l’explosion récente des projets d’IA commercialisés dans les pays du nord, on retrouve un nombre croissant de travailleurs de la donnée. Il est donc important de mieux prendre en compte le travail humain indispensable à l’entraînement des modèles, tant il soulève de nouvelles questions relatives aux conditions de travail et au respect de la vie privée.

Il est nécessaire de rendre visible l’implication de ces travailleurs,  rendre visible les conséquences de leur travail sur les modèles. Ils sont indispensables au fonctionnement des infrastructures numériques.

Une IA réellement éthique doit donc passer par une éthique du travail de l’IA, conclut l’enquête menée dans le cadre du projet « The HUman Supply cHain behind smart technologies « .

Afriquinfos