Pr J.-F. Akandji-Kombé: «On crie souveraineté en Afrique, mais c’est une double escroquerie»

Afriquinfos Editeur
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Pr Jean-François Akandji-Kombé (photo, DR).

Cotonou (©2025 Afriquinfos)- Improvisation, corruption, mal gouvernance… Plus de 60 ans après les indépendances africaines, l’Afrique tâtonne encore à prendre en main son destin. Dans un monde «fracturé et incertain», Pr Jean-François Akandji-Kombé pense que le continent doit mettre ses citoyens au centre de ses politiques publiques.

En Centrafrique dont il est originaire, il coordonne la dynamique non-partisane, Rassemblement Unitaire pour la Renaissance Centrafricaine. Cette «Grande Bataille» («Kota tiri» en langue sango), lancée en mars 2025, vise à offrir de nouvelles alternatives à la gouvernance de la République centrafricaine. Nous avons rencontré à Cotonou Pr Jean-François Akandji-Kombé. En poste à l’Université «Paris 1 Panthéon Sorbonne» en France où il dirige le «Master 2 de Droits Africains», il était à Cotonou dans le cadre de la «6ème Conférence internationale Afrique» tenue du 9 au 11 mai 2025.

Pr Jean-François Akandji-Kombé de la Centrafrique (photo, DR).

Afriquinfos : Vous êtes au Bénin dans le cadre de la «6è Conférence internationale Afrique». A l’issue des trois jours de travaux, quelles sont vos impressions ?

Jean-François Akandji-Kombé: Cette «Conférence internationale» était organisée par le GIAf (Groupe Initiative Afrique) que j’ai intégré il y a un an, et qui est un groupe d’intelligence africaine de toutes les parties de l’Afrique, même si on y retrouve majoritairement des pays francophones, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique Centrale, un peu d’Afrique de l’Est. Il était important de dire cela, parce que je crois que c’est la confrontation des expériences vécues par différents peuples d’Afrique, par différentes zones, dans différents contextes, qui permet d’avoir cette qualité d’échanges !

Par ailleurs, beaucoup des membres du GIAf ont été aux affaires. Ils ont été ministres ou ils sont encore ministres, Premiers ministres, Professeurs d’Université, citoyens engagés. Tout cela permet une confrontation des idées dans un cadre apaisé et fraternel. C’est le premier des traits qui m’a marqué ! Après, il y a l’accueil. Pour moi, c’est la première fois que je suis ici au Bénin. Je découvre le Bénin au détour de cette «Conférence internationale». Je suis très, très heureux d’être au Bénin.

Les travaux ont été de très haute tenue, très denses, des travaux habités vraiment d’Afrique. J’ai beaucoup apprécié, mais j’ai surtout beaucoup appris ! J’espère avoir permis également de faire avancer les discussions sur un certain nombre de points. J’ai été panéliste dès le début de la séance. C’est un cadre qui est exemplaire pour faire avancer les enjeux africains. Cela ne veut pas dire que tous les enjeux africains ne peuvent avancer que grâce au GIAf, mais cela veut dire que le GIAf pourrait servir d’inspiration pour d’autres, pour discuter autour des débats.

Nous avons fini par des conclusions et des recommandations qui vont être affinées. Surtout, nous avons fini sur la promesse d’un certain nombre de responsables politiques, dont ceux du pays d’accueil, le Bénin, qui ont dit qu’ils attendaient de pied ferme les recommandations issues de nos travaux, et qui s’engagent d’ores et déjà à organiser des réunions interministérielles pour y donner suite. Ceci est très encourageant.

Vous suivez de près ce qui se passe en Afrique de l’Ouest et même dans votre pays, la Centrafrique.  Quelle est votre analyse personnelle de la souveraineté et de la situation démocratique des Etats d’Afrique?  

Ce qui est manipulé, c’est le terme de souveraineté, et pas celui d’indépendance. Cette souveraineté qu’on a transformée en une idéologie maintenant, qui est devenue le souverainisme. Pour moi, il faut peser les mots, je ne suis pas loin de penser que c’est l’une des plus grosses escroqueries intellectuelles, une des plus grosses trahisons de l’Idéal africain et démocratique.

Sur l’Idéal démocratique, nous avons vu des citoyens maliens, burkinabé se lever contre des pouvoirs quasiment anti-démocratiques, avec une mauvaise gouvernance chronique, des élections manipulées, des détournements de fonds, une gestion familiale, clanique du pouvoir. Nous avons vu les citoyens de ces pays se lever légitimement pour dire «ça suffit, nous ne voulons plus de cela».

Il y a là-dedans l’espérance que les choses vont changer, que les citoyens auront dorénavant leur voix au chapitre, que leurs opinions, leurs décisions pourront être prises en compte, que les politiques publiques vont répondre à leurs besoins, que dorénavant, il y aura la justice dans le pays, que, dorénavant, ils seront plus libres de s’exprimer sur des affaires de leur pays. Tout ce que je viens de citer là, c’est pour signifier que c’est l’une des plus grandes trahisons à l’égard de l’Idéal démocratique. On a menti à ces populations-là pour leur dire que la solution aux problèmes contre lesquels vous vous êtes levés, nous la sommes, nous l’avons. Malheureusement, les populations y ont cru. Même les plus outillés y ont cru et ont soutenu ces régimes pendant un certain temps. Mais la pratique du pouvoir finit par révéler la vraie nature du pouvoir.

Ceux qui, hier, ne juraient que par ces régimes-là se sont retrouvés, le premier jour où ils ont osé émettre la moindre critique, en prison, en exil. L’espace d’expression libre a été verrouillé. Est-ce que la condition des Maliens, des Burkinabé a changé aujourd’hui ? Non, mais on ressort un autre justificatif qui est que c’est la faute de la France, c’est la faute de l’ancien colon, c’est la faute des terroristes qui sont financés par le colon, c’est la faute d’un tel ! Ce n’est jamais la faute de ceux qui sont au pouvoir.

Je disais également qu’il y avait une grande trahison à l’égard de la souveraineté. Pour moi, un peuple est souverain quand il peut exprimer sa volonté; c’est cette volonté qui va guider ceux qui le gouvernent et qu’il choisit pour faire son bien, c’est-à-dire pour servir l’intérêt général. Par conséquent, pour moi, par exemple, qui suis Centrafricain, la souveraineté veut dire que les 5 millions de Centrafricains ont voix au chapitre dans les politiques publiques de leur pays, dans les décisions importantes de leur Etat. Même si ce ne sont pas eux qui décident, ils peuvent dire «ceci ne me convient pas». Ce n’est pas un crime, c’est même une vertu démocratique.

Par ailleurs, il y a un autre versant: on crie souveraineté, mais c’est une double escroquerie! En réalité, tout est fait pour ne pas donner la parole au peuple, parce que le peuple est censé être ignorant. Ce sont les dirigeants qui connaissent mieux. On décide à la place du peuple. Le peuple est devenu instrumentalisé. Une sorte de chose inerte, qui doit, qui a intérêt à rester inerte et à ne se lever que, comme dans les séances de magie, lorsque le magicien lève sa baguette.

En prétendant qu’il appartient à ces dirigeants-là de conduire le pays vers des lendemains meilleurs, on sait très bien, et moi qui viens de la République centrafricaine, je sais très bien que, comme le modèle qui a été préparé dans le laboratoire centrafricain, ce sont les Wagner qui dirigent ces pays et qui les pillent en même temps. D’ailleurs, ceci pour moi, est un indicateur très sûr de l’absence de souveraineté.

Les Wagner, ce sont des gens sans foi ni loi. C’est une compagnie militaire privée. Dans le temps, on aurait dit que c’était des mercenaires, et les mercenaires, on les appelait des sans foi ni loi. Des personnes en armes qui viennent de théâtres d’opérations où il y a eu les crimes les plus atroces, en Syrie, en Libye, en Irak, etc. Qu’est-ce qu’elles font ? Elles volent, violent, torturent. Elles ont des pratiques qui sont hors-la-loi. Ce sont des hors-la-loi. Mais qu’est-ce qui se passe? Lorsque vous en parlez, on va vous dire que vous êtes «un ennemi de la nation».

J’en tire une conclusion simple. C’est que des Africains, sur leur terre, peuvent être maltraités, peuvent être torturés, peuvent être tués. Et les gouvernants qu’ils se sont donnés ou qui ont pris le pouvoir, qui sont censés l’avoir pris pour le bonheur du peuple, ce sont ceux-là qui couvrent des crimes contre leurs propres populations. Pouvez-vous dire dans un tel contexte que vous êtes souverains? On ne peut pas être souverain seul, dans un fauteuil à la tête d’un pays, avec des concitoyens qui souffrent, qui doivent se taire, qui sont en prison, qui sont condamnés injustement. Ce n’est pas la souveraineté, cela.

Je pense vraiment, au fond, que ces gouvernants-là nous ont fait régresser. Ils ont fait régresser leur pays, mais ont fait régresser l’Afrique, quasiment nous ont renvoyés au siècle dernier, qui était le siècle d’une colonisation sauvage. Et quand bien même, ce seraient les mêmes mots, nous avons acquis l’indépendance avec la promesse que nous nous dirigerions désormais et qu’il n’y aurait plus la réitération de cette histoire-là.

A ceux qui ramènent ce type d’histoire sous prétexte de souverainisme, sous prétexte d’alliance géopolitique, sous prétexte d’avoir une puissance qui pourrait aider contre le néocolonialisme, je leur répète que personne ne peut venir de l’extérieur prétendre aider mon pays, la République centrafricaine, contre le colonialisme et violer une seule fille centrafricaine, et rester impunie. Ou se comporter comme s’il était dans une sombre colonie. Nous sommes dans de la recolonisation sous couvert de souverainisme.

Parlant justement de votre pays d’origine, la Centrafrique, vous assimilez la dernière révision constitutionnelle à un coup d’Etat. Pourquoi cette position ?

Parce que, premièrement, la Constitution elle-même le dit ! Cette Constitution contient deux articles qui sont assez exceptionnels. Les articles 28 et 29, et j’invite mes compatriotes et les patriotes africains à les lire. L’article 28 prévoit que le coup d’État constitutionnel, en tout cas le changement anticonstitutionnel du Gouvernement, comme on dit d’habitude, est un crime contre le peuple centrafricain. Un crime imprescriptible même, c’est écrit dedans. Un crime contre le peuple centrafricain; les mots sont lourds.

L’article 29 prévoit que «tout citoyen ou groupe de citoyens a le droit et le devoir de se réunir pour faire échec à l’autorité illégitime». Nous ne faisons qu’appliquer la Constitution. Le juriste que je suis dirait même que nous sommes la seule institution constitutionnelle aujourd’hui dans notre pays.

Qu’est-ce que cela veut dire? Notre constituant a dit que lorsque le crime contre le peuple a été commis, l’irréparable est arrivé. Le pire est arrivé dans notre pays. À ce moment-là, je vous remets les pouvoirs entre vos mains, citoyens. Réunissez-vous, faites ce qui est nécessaire pour que ceux-là partent, parce qu’ils ne méritent plus d’être au pouvoir. Le pouvoir est entre les mains des citoyens aujourd’hui. Habituellement, on dit que le pouvoir est dans la rue. Mais quand on dit que le pouvoir est dans la rue, cela veut dire qu’il est dans la rue contre la Constitution, sans qu’il y ait de disposition légale.

Ici, nous sommes dans un cas où le pouvoir a été mis entre les mains des citoyens par la Constitution elle-même. Cette Constitution-là, qu’elle ait dit cela, a de très grandes conséquences. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes battus. Je me suis battu également. C’est la seule Constitution centrafricaine depuis les indépendances à avoir été rédigée après ce qu’on a appelé chez nous «les consultations populaires à la base». C’est-à-dire, un groupe va de village en village pour essayer de sortir de la crise, pose un certain nombre de questions aux populations: qu’est-ce que vous voulez? De quoi vous ne voulez plus? Quelle est la source des problèmes de notre pays aujourd’hui? Quelle solution entrevoyez-vous? Quel type de pouvoir voulez-vous ? C’est une sorte de cahier de doléances, de village en village. Il y a un rapport qui a réuni tout cela.

Les prescriptions de la Constitution, notamment sur la question des mandats, de la gestion des ressources naturelles, de l’impunité, ces trois exemples-là, il y a eu une unanimité, un consensus fort des Centrafricains. Le petit paysan, l’agriculteur, le commerçant, la maman, le papa, le grand-père, ils se sont exprimés pour signifier «qu’on ne veut plus de votre affaire de Président à vie-là».

Beaucoup de crises sont arrivées en Centrafrique parce que des gens voulaient s’accrocher au pouvoir et se déclarer, se proclamer, se décréter Président à vie ou Empereur à vie. On ne veut plus de cela. D’où la limitation des mandats dans la Constitution.

Deuxièmement, ces populations consultées ont dit: «Nous ne voulons plus voir ce que nous voyons sur notre or, nos bois précieux, etc.». Il y a une mine d’or ici, on emmène de l’or par camion entier. Nos enfants n’ont pas d’écoles. Ils sont en haillons, n’ont pas d’hôpitaux, de dispensaires, etc.

J’avais participé à la rédaction de la Constitution, et il se trouve que dans la Constitution, cela s’est traduit par le fait que la Constitution, pour la première fois, pose le principe de la souveraineté sur les ressources naturelles. Elle dit même que les ressources naturelles sont le patrimoine des Centrafricains. Elle en tire des conséquences très précises.

Il y a l’article 60 qui prévoit que dorénavant, contrairement à ce qui se passait auparavant, le Président de la République ne pourra plus jamais signer de contrat sur les ressources naturelles sans l’autorisation préalable de l’Assemblée Nationale. Il se trouve que j’étais Conseiller à ce moment-là, en 2016, du président de l’Assemblée Nationale, et j’ai été chargé de formaliser les procédures pour obtenir l’autorisation parlementaire. J’ai vu de l’intérieur ce qui s’est passé.

Le Président actuel s’y est opposé avec la dernière énergie parce qu’il avait une idée en tête. Il a été Premier ministre auparavant. Il a vu faire les Présidents d’avant qui considéraient que les ressources naturelles des Centrafricains étaient leur trésor personnel, que l’argent qui en provenait était leur argent de poche. Faustin-Archange Touadera s’est alors dit: «C’est mon tour. Et à mon tour de m’en mettre plein les poches, on vient me mettre des obstacles. Je n’en veux pas». Les Wagner sont venus soutenir cela, puisqu’il a signé des accords opaques avec eux, sans passer par l’Assemblée Nationale.

Tout ceci pour dire que cette Constitution-là, elle est venue du cœur, des tripes, du sang, de la sueur des Centrafricains. C’est pour cela que je la tiens pour la seule expression véritable de la volonté des Centrafricains. Après, on est venu nous faire une comédie qui est une reproduction de certains dispositifs de la Constitution soviétique. Je ne me sens pas russe du tout, ni soviétique. Je suis en Afrique, je suis un Africain, je suis un villageois si vous voulez. Je suis fier de mon Afrique. Il est hors de question qu’on laisse piétiner la volonté des Centrafricains de cette manière-là. Ils ont la force avec eux, ils ont les fusils, ils ont les drones, ils ont tout ce qu’ils veulent. Mais cette terre nous appartient. Et on aura raison d’eux.

On sent généralement en Afrique de plus en plus une crise de confiance poussée entre dirigeants et citoyens sur les principes démocratiques. Dans ce sillage, vous défendez qu’il faille d’abord «habiter les mots» et leur redonner un sens africain. Pourquoi et comment ?

J’ai eu à intervenir sur la question de la souveraineté au plan interne et à dire ce que c’était. Pour moi, la souveraineté, c’est la reconquête de soi-même par les citoyens et par les peuples. Ils vont décider, eux-mêmes de leur destin, vont se donner leur propre loi, des institutions qui les ressemblent. Je pense que ce n’est que comme cela qu’on est souverain. La formule que vous avez employée, «habiter les mots», a tout son sens.

En effet, on dit souvent que la démocratie, c’est le problème. L’État, c’est le problème parce qu’il a été importé d’Occident. La Constitution, c’est le problème, parce que c’est un mot importé d’Occident. C’est vrai que quand nous regardons bien, nous fonctionnons avec des mots auxquels nous n’avons pas donné un contenu qui nous ressemble. Ces mots-là, comme ils viennent d’Occident, ils transportent avec eux tout leur contenu occidental. Et peut-être par paresse, peut-être par stratégie de pouvoir, on préfère que les choses soient ainsi.

C’est ainsi, par exemple, que l’État – c’est un des exemples que j’avais donnés – est une forme. C’est la forme d’une entité, d’une organisation. Le mot, effectivement, a été inventé en Occident, en Europe, en particulier. Mais il a été inventé par des gens qui, à travers ce mot-clé, ont conceptualisé, c’est-à-dire ont élevé à un niveau d’abstraction, à partir d’un réel. Ce réel, ce sont les sociétés européennes et l’évolution des sociétés européennes.

Le jour où un auteur ou plusieurs auteurs ont dit «Tout ce qui s’est passé là, que vous avez vu, le passage des fiefs ou des seigneurs qui occupent le territoire français à un Roi qui gouverne toute la France, tous ces mouvements-là ont formé l’État». Ça veut dire que le mot «État» était déjà chargé. Il était habité, mais habité de quoi ? Habité de réalité sociale, de réalité historique, d’une évolution historique. Mais cette réalité sociale et cette réalité historique sont une réalité occidentale.

Nous, lorsque nous sommes devenus indépendants et que nous avons décidé de reprendre la forme étatique, ce n’est pas là le problème ! Mais à ce moment-là, on aurait pu espérer que nous donnerions un contenu à cet État-là qui nous ressemble, à nos sociétés. Quel est le contenu humain de l’État quand il est chez nous, quand il est en République centrafricaine, par exemple? Il y a des groupes ethniques, il y a des groupes régionaux, il y a des clans. Est-ce que tout ça fait partie de la consistance humaine de notre État ? Et puis, nous avons des organisations sociales. Comment ces organisations participent à cette entité?

On a repris le terme Etat ; et en réalité, le fait de ne lui avoir pas donné de contenu, par exemple dans mon pays, aujourd’hui, notre État est configuré, structuré de la même manière que le territoire était structuré du temps de la colonisation. Ce qui veut dire que finalement, on a transplanté un système colonial qui était le pire, parce que notre territoire était une colonie d’exploitation, où on venait simplement pour chercher les richesses du pays – ce qui se poursuit encore aujourd’hui –, le bois, les bêtes sauvages, faire de la chasse du gibier, exploiter les mines, etc.

C’était un territoire dit «hostile» à cette époque-là. Du coup, nous avions à Bangui une Administration volante, très légère. Et tout le reste du pays où se trouvaient les ressources était laissé à des sociétés concessionnaires qui avaient droit de vie ou de mort sur les populations. Ils avaient la prérogative de justice, la police ; ils faisaient ce qu’ils voulaient. C’est cette organisation-là qui est restée en République centrafricaine, avec des Centrafricains à la tête, et qui, aujourd’hui, fonctionne, comme l’Administration légère de Bangui à l’époque.

Aujourd’hui, tous les Centrafricains vous diront, leur République, c’est la République de Bangui, parce que pour eux, il n’existe que Bangui. Le reste du pays est laissé à l’abandon. Ce qui explique d’ailleurs les rébellions, les mécontentements. Donc, «habiter les mots», «habiter le mot démocratie», «habiter le droit» (défini généralement comme l’expression de la volonté d’un homme ou d’un peuple, et l’expression de la volonté d’un peuple qui se trouve en Afrique) ne peut pas venir d’ailleurs.

Il faut donner à nos règles et à nos Constitutions des contenus qui viennent de la volonté de nos populations. Il ne nous faut pas grand-chose pour faire ça. Je vous ai parlé des consultations populaires à la base. Voilà une manière «d’habiter nos textes». Le texte de la Constitution de 2016, c’est la chair des Centrafricains, c’est la sueur des Centrafricains, le sang des Centrafricains, mais aussi l’espoir des Centrafricains qui «habitent ce texte-là». On l’a fait sauter pour un texte qui a été commandé à des experts dont on ne sait pas d’où ils sont sortis, qu’on a payés avec de l’argent sale pour faire un sale boulot, parce qu’il y en a un qui veut s’accrocher au pouvoir jusqu’à la fin de sa vie, et peut-être jusqu’à la fin de sa lignée. Mais ce ne sera pas le cas, il partira, il partira bientôt.

Quand on finit de faire l’état des lieux, il faut désormais avancer, aller de l’avant. Selon vous, qu’est-ce que les dirigeants d’Afrique doivent faire pour atteindre la souveraineté dans les différents domaines, que ce soit politique, sécuritaire et autres?

Notre «Conférence internationale» a regardé plusieurs plans en confrontation avec l’exigence de souveraineté. C’était la souveraineté interne, au plan politique plutôt, ou institutionnelle, c’était le plan économique, sur le plan de la sécurité, sur le plan de la Culture, etc. De nos débats, il est ressorti essentiellement deux exigences. La souveraineté exige qu’on mette les Africains au centre du jeu, en particulier notre jeunesse africaine. Partout ailleurs, la jeunesse est l’avenir. En Afrique, encore plus, parce que d’ores et déjà, d’ici une quarantaine ou une cinquantaine d’années, l’Afrique sera jeune à plus de 70%.

Ceci, c’est un message qui ne s’adresse pas à l’extérieur. C’est un message qui s’adresse d’abord aux gouvernants de l’Afrique. Ce pouvoir ne vous appartient pas. Vous n’êtes pas là pour vos intérêts. Ce pouvoir appartient à ce peuple, lequel peuple est composé de tous ses citoyens, que ceux-ci soient riches ou pauvres, que ceux-ci soient à l’Est ou au Nord, ils doivent être au centre du jeu. C’est-à-dire qu’on doit les écouter, on doit essayer de saisir leur volonté pour la mettre dans les lois et les Constitutions du pays, pour tracer les politiques publiques, leur permettre d’exercer leur liberté d’expression, même pour critiquer le Gouvernement.

Lorsqu’on aborde, par exemple, sur le plan de la sécurité, au centre de toute politique, il faut que les citoyens sachent qu’ils ont le droit à la parole. Et donc, à partir de là, les institutions qui sont mises en place, ce sont des institutions qui émanent d’eux. Les mesures qui ont été décidées émanent d’eux. Les objectifs économiques qu’on s’est donnés, c’est pour leur intérêt. On aura ainsi résolu une très grande partie de nos problèmes de sécurité.

L’insécurité commence par naître de la frustration, d’abandon de politiques publiques qui restent dans la capitale ou autour de la capitale, et exceptionnellement, dans la Région du Président, par exemple. Cette première exigence-là de mettre les Africains au centre, elle n’est pas seulement politique ou institutionnelle, elle vaut dans tous les domaines, y compris dans le domaine économique, parce que, après tout, l’économie ne peut avancer que si vous avez la liberté d’entreprendre, si vous pouvez entreprendre sans entrave.

La liberté de contracter avec qui vous voulez, d’aller emprunter auprès d’une Banque ou dans une tontine, comme vous voulez. En matière de sécurité, il a d’ailleurs été rappelé que la sécurité est un droit des citoyens, un droit des personnes, donc des Africains. Ils ont le droit à la sécurité, sur leur territoire. Ils n’ont pas seulement le droit à la sécurité de leur personne et de leurs biens, ils ont le droit à une sécurité qu’ils co-construisent. Ils participent ainsi à la prévention de l’insécurité.

L’autre élément sur la sécurité que j’ai retenu, c’est que la sécurité n’est pas le tour militaire qu’on nous sert dans certains pays, systèmes ou dans certains débats. La sécurité, ce n’est pas seulement des hommes en armes qui vont lutter contre l’insécurité, qui vont rétablir la sécurité. La sécurité, c’est un ensemble, et lorsqu’on en arrive au fusil, c’est qu’il est déjà trop tard. C’est la prévention, prioritairement.

Les causes de l’insécurité, cela commence par des politiques publiques qui sont absentes. Il n’y a pas d’écoles, pas de formation des jeunes. Il n’y a pas d’entreprises. On a beaucoup parlé d’industrialisation d’ailleurs. Il n’y a pas d’activités rémunératrices. Et puis, qu’est-ce qui se passe ? Il y a des trafics. On a une population, une jeunesse fragilisée qui est prête à être recrutée par les pires. C’est donc à la fois tout cela, l’éducation, l’économie, l’aménagement du territoire, les questions de justice, qui forme le bloc de la sécurité et de l’exigence sécuritaire.

Même lorsque l’on se met à utiliser les armes pour réduire légitimement la capacité de nuisance de groupes qui tuent les populations, qui brûlent les villages, je dis bien, c’est légitime. Il ne faudrait pas oublier d’entreprendre en même temps les politiques publiques qui peuvent venir répondre aux causes profondes de l’insécurité.

Pour atteindre tous ces objectifs-là, selon vous, a-t-on besoin d’hommes forts ou d’institutions fortes dans les Etats africains ?

On a besoin à la fois d’hommes forts et d’institutions fortes, parce que des institutions fortes, animées par un homme faible, ces institutions-là peuvent également déraper. Un homme fort à la tête d’institutions faibles, il peut dévoyer les institutions ! Et j’ai ajouté au cours de notre débat qu’il ne faut pas seulement des institutions fortes et des hommes forts, il faut aussi, ces hommes-là, en plus d’être forts, il faut qu’ils soient vertueux.

Nous avons besoin d’hommes de vertu, qui ne confondent pas les caisses de l’État avec leurs caisses ; qui ne confondent pas la justice de l’État avec une justice privée qui est la leur propre ; qui ne confondent pas la Fonction publique avec des fonctions familiales. Il nous faut donc les trois. J’avais l’habitude de dire, par exemple, pour que la démocratie puisse s’épanouir, il faut des hommes de vertu démocratique et une éthique démocratique.

Dans le cas contraire, une application mécanique de certaines Constitutions, telles que les Constitutions qu’on s’est donné à l’image de la France, par exemple avec un Président qui est la clé de voûte des institutions, vous avez très vite fait de transformer un homme qui n’est pas vertueux. Il a très vite fait de transformer cette Constitution en une Constitution de dictature ! Il peut s’accaparer tous les pouvoirs, il est la clé de voûte des institutions. Il peut déclarer l’état d’urgence; dans ce cas, il récupère le pouvoir législatif en plus du pouvoir exécutif, et même peut-être le pouvoir judiciaire.

Un mot pour conclure cet entretien…

Ma très grande joie a été la jeunesse qui a participé à cette Conférence; et les échanges que j’ai eus avec ces jeunes (jeunes béninois principalement, mais pas seulement) sont les raisons d’une satisfaction profonde et d’une espérance dans l’avenir de l’Afrique ! D’ailleurs, nous avons pris attache avec certains de ces jeunes, et nous continuerons à échanger.

J’ai découvert qu’il y avait un GIAf jeune, je ne le savais pas en étant à Paris. Il y a ici, au Bénin, une bonne équipe du GIAf jeune. Voir que le niveau d’exigence de ces jeunes qui étaient là, je trouve que c’est une excellente chose qu’on nous pousse vers l’excellence, et vers l’exigence vis-à-vis de nous-mêmes. Je parle des gouvernants, mais pas seulement des gouvernants, vis-à-vis de notre génération.

Exigeant vis-à-vis de nous, mais surtout exigeant vis-à-vis des choses de la nation, donc aussi les choses des générations futures. Je suis très heureux que ce Colloque international ait eu lieu et surtout qu’il puisse déboucher sur des actes concrets, compte tenu des engagements pris par certains responsables politiques. A commencer par les responsables béninois.

Heureux enfin, et surtout, que la flamme de cet échange, de cette co-construction avec notre jeunesse puisse se poursuivre dans l’avenir.

Protestation d’opposants centrafricains en Europe (photo, DR).

Interview réalisée par Emmanuel M. LOCONON