Cotonou (©2025 Afriquinfos)- Improvisation, corruption, mal gouvernance… Plus de 60 ans après les indépendances africaines, l’Afrique tâtonne encore à prendre en main son destin. Dans un monde «fracturé et incertain», Pr Jean-François Akandji-Kombé pense que le continent doit mettre ses citoyens au centre de ses politiques publiques.
En Centrafrique dont il est originaire, il coordonne la dynamique non-partisane, Rassemblement Unitaire pour la Renaissance Centrafricaine. Cette «Grande Bataille» («Kota tiri» en langue sango), lancée en mars 2025, vise à offrir de nouvelles alternatives à la gouvernance de la République centrafricaine. Nous avons rencontré à Cotonou Pr Jean-François Akandji-Kombé. En poste à l’Université «Paris 1 Panthéon Sorbonne» en France où il dirige le «Master 2 de Droits Africains», il était à Cotonou dans le cadre de la «6ème Conférence internationale Afrique» tenue du 9 au 11 mai 2025.

Afriquinfos : Vous êtes au Bénin dans le cadre de la «6è Conférence internationale Afrique». A l’issue des trois jours de travaux, quelles sont vos impressions ?
Jean-François Akandji-Kombé: Cette «Conférence internationale» était organisée par le GIAf (Groupe Initiative Afrique) que j’ai intégré il y a un an. C’est un groupe d’intelligence africaine qui réunit des personnalités venant de toute l’Afrique, même si on y retrouve majoritairement des ressortissants des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest. Les échanges ont été de très grande qualité. C’est là, je crois, le résultat de la confrontation des expériences vécues dans les diverses parties de notre Continent. Car nombreux sont les membres du GIAf qui ont été aux affaires. Ils ont été ministres ou sont encore ministres, Premiers ministres. À cela s’ajoutent des Professeurs d’Université, des citoyens engagés, des opérateurs économiques, des journalistes et j’en passe. Ce mix a été heureux dans ce cas précis. Le cadre apaisé et fraternel a sans doute beaucoup aidé. C’est le premier aspect qui m’a marqué ! Il y a ensuite l’accueil. C’est ma première visite au Bénin. C’est une belle découverte et j’en suis très heureux.
Du point de vue de leur contenu, nos travaux ont été de très haute tenue et très denses. Je dirais qu’ils étaient habités d’Afrique. J’ai beaucoup appris ! J’espère avoir aussi permis de faire avancer les discussions sur un certain nombre de points. Comme vous avez pu le voir, je suis intervenu dans le tout premier panel.
Nos travaux ont débouché sur des conclusions et des recommandations qui seront bientôt rendues publiques. Surtout, nous avons enregistré la promesse d’un certain nombre de responsables politiques d’y donner suite. C’est le cas au Bénin où est prévue une conférence interministérielle dès la semaine prochaine dans cet esprit. Il n’y a rien de plus encourageant !
Vous suivez de près ce qui se passe en Afrique de l’Ouest et même dans votre pays, la Centrafrique. Quelle est votre analyse personnelle de la souveraineté et de la situation démocratique des Etats d’Afrique?
Souveraineté et Démocratie sont deux mots qui font actuellement l’objet de toutes les manipulations, à la limite de l’escroquerie intellectuelle et même, je dirais, de la trahison de l’Idéal africain.
S’agissant de l’Idéal démocratique, nous avons vu par exemple des citoyens maliens et burkinabé se lever contre des pouvoirs clairement anti-démocratiques, qui avaient à leur passif une mauvaise gouvernance chronique, des élections manipulées, le détournement systémique de deniers publics, une gestion familiale et clanique du pouvoir, le dévoiement de la justice, etc.
Ces citoyens se sont levés légitimement pour dire « Cela suffit ! Plus jamais ça » ! Ils se sont levés avec l’espérance que les choses allaient changer ; que les citoyens auront dorénavant voix au chapitre ; que leurs opinions seront désormais prises en compte ; que les politiques publiques répondront enfin à leurs aspirations ; que la justice sera de retour dans le pays ; qu’ils seront enfin libres de s’exprimer sur les affaires de leur pays. De nouveaux gouvernants, portés par cette espérance et par les armes, sont arrivés au pouvoir. Ils ont proclamé qu’ils étaient la solution au problème. Les populations y ont cru. Même les plus éclairés des citoyens y ont cru et les ont soutenus. Mais le fait est que la pratique du pouvoir a fini par révéler la vraie nature de ces régimes. C’est pour l’essentiel le contraire de ce qui était espéré par les populations qui arrive aujourd’hui.
Ceux qui, hier, ne juraient que par ces régimes-là se sont retrouvés, le premier jour où ils ont osé émettre la moindre critique, en prison, en exil ou livrés comme chair à canon aux terroristes sur le front. L’espace d’expression libre a été verrouillé. Les conditions de vie se sont détériorées un peu plus… Et comment explique-t-on cela? Par les manœuvres de la France et des occidentaux, par les entreprises criminelles des terroristes financés par l’ancienne puissance colonisatrice, etc. Bref, ce n’est jamais la faute de ceux qui sont au pouvoir.
Dans mon pays, la République centrafricaine, où le Président n’est pas arrivé par les armes mais par des élections, ou encore au Niger, c’est exactement la même situation que l’on vit. Je considère personnellement qu’on a affaire à une des plus grandes trahisons de l’espérance démocratique que l’Afrique ait connue.
J’ai dit trahison à l’égard de la démocratie, mais il y a aussi le dévoiement de la souveraineté. Un peuple est dit « souverain » quand il peut exprimer sa volonté, quand c’est cette volonté qui sert de guide à ceux qui le gouvernent et qu’il choisit pour faire son bien, c’est-à-dire pour servir l’intérêt général. Par conséquent, pour le Centrafricain que je suis, la souveraineté signifie que les 5 millions de Centrafricains ont voix au chapitre dans les politiques publiques de leur pays, dans les décisions importantes de leur État. Et, s’ils ne décident directement, ils peuvent au moins dire: «Ce qui est décidé me convient ou ne me convient pas». Et dire cela n’est pas un crime ; c’est même une vertu démocratique.
Est-ce bien cela que nous voyons dans nos pays ? Absolument pas ! Dans la plupart d’entre eux, la réalité est que tout est fait pour ne pas donner la parole au peuple, parce que, dit-on, ce peuple est ignorant. On décide à sa place. On l’instrumentalise. On le traite comme une sorte de chose inerte qui doit, qui a intérêt à le rester, et qui ne peut se lever que lorsque la baguette du chef magicien l’ordonne, comme dans les séances de prestidigitation.
La réalité c’est aussi, dans mon pays la République centrafricaine, que derrière le paravent de dirigeants qui prétendent conduire souverainement le peuple vers des lendemains meilleurs, il y a les Wagners, un groupe de prédation, qui dirige le pays et qui le pille en même temps, ce qui est un indicateur très sûr de l’absence de souveraineté. Et si vous, citoyen du pays, vous osez dénoncer cette situation, ou dénoncer la moindre des autres exactions de ces étrangers sans foi ni loi, vous serez traité par vos propres gouvernants, ceux-là-même qui sont censés protéger les victimes de ces exactions, « d’ennemi de la nation» !
Voilà la réalité. J’en tire une conclusion simple. C’est que des Africains, sur leur terre, peuvent être maltraités, peuvent être torturés, peuvent être tués impunément par d’autres ; que les gouvernants qu’ils se sont donnés ou qui ont pris le pouvoir, prétendument pour le bonheur du peuple, sont ceux-là qui vont pactiser avec les auteurs de crimes contre leurs propres populations. Peut-on dire dans un tel contexte que, comme peuple, on est souverain ? La souveraineté ce n’est pas le gouvernement d’un seul, ce n’est pas le gouvernement de l’étranger. Il n’y a pas non plus de souveraineté avec des citoyens qui souffrent dans leur grande majorité, qui doivent se taire, qui sont en prison, qui sont condamnés injustement.
Je pense vraiment, au fond, que ces gouvernants-là nous ont fait régresser. Ils ont fait régresser leur pays et l’Afrique de plus d’un siècle. Ils nous ont renvoyés aux sombres temps de la colonisation sauvage. Pourtant n’avions nous pas acquis l’indépendance avec la promesse que nous nous dirigerions désormais nous-mêmes et qu’il n’y aurait plus la réitération de cette avilissante histoire coloniale ?
Parlant justement de votre pays d’origine, la Centrafrique, vous assimilez la dernière révision constitutionnelle à un coup d’Etat. Pourquoi cette position ?
Pr Jean-François Akandji-Kombé: Parce que c’est notre Constitution elle-même qui le dit, et qui dit même plus ! Cette Constitution, celle du 30 mars 2016, contient deux articles qui sont assez exceptionnels. Il s’agit des articles 28 et 29. J’invite d’ailleurs mes compatriotes et les patriotes africains à les lire. L’article 28 prévoit que le coup d’État constitutionnel est «un crime imprescriptible contre le peuple centrafricain». Les mots, comme vous le voyez, pèsent lourds. Quant à l’article 29, il prévoit qu’en pareil cas «tout citoyen ou groupe de citoyens a le droit et le devoir de se réunir pour faire échec à l’autorité illégitime». En combattant le coup d’État constitutionnel dans notre pays, comme nous le faisons aujourd’hui au sein du Rassemblement unitaire pour la renaissance centrafricaine nous ne faisons en somme qu’appliquer notre Loi fondamentale. Le juriste que je suis en tire la conclusion, évidente, que nous sommes la seule institution constitutionnelle dans notre pays aujourd’hui.
Ces dispositions de notre Constitution sont à mes yeux assez extraordinaires par ce qu’elles disent. En effet, notre Constituant s’adresse aux citoyens que nous sommes pour dire: «Lorsque le crime contre le peuple a été commis et que l’irréparable est arrivé, je remets les pouvoirs entre vos mains, citoyens. Réunissez-vous, faites ce qui est nécessaire pour chasser le pouvoir illégitime et rétablir la légitimité à la tête de notre État». Le pouvoir légitime est donc, en Centrafrique, entre les mains des citoyens aujourd’hui. Habituellement, quand on dit que le pouvoir est dans la rue, cela signifie qu’il s’exerce contre la Constitution. C’est exactement l’inverse dans mon pays, pour la raison que je vous ai donnée.
Je me dois d’ajouter un élément qui, pour nous est très important : si nous attachons autant d’importance à ces dispositions, c’est parce qu’elles sont inscrites dans la seule Constitution qui mérite d’être appelée Constitution des Centrafricains. C’est en effet la seule depuis les indépendances à avoir été rédigée en prenant en compte la volonté des Centrafricains. Le processus qui a permis cela, ce sont «les consultations populaires à la base» qui ont été réalisées par le pouvoir de transition en 2015. Avant d’engager la rédaction de cette Constitution, des équipes ont sillonné le pays de village en village pour interroger les populations sur ce qui leur a plu ou n’a pas plu dans les anciens régimes, et sur ce qu’ils veulent pour l’avenir. Il en est ressorti une sorte de cahier de doléances des Centrafricains, et ces doléances ont été consignées dans un rapport qui a servi à rédiger le texte constitutionnel de 2016.
Par exemple sur la question de la limitation du mandat présidentiel, les Centrafricains, du petit paysan au haut fonctionnaire ont dit «on ne veut plus de Président à vie dans notre pays»! Ils ne tiraient ainsi que les enseignements de notre histoire : beaucoup de crises sont arrivées en Centrafrique parce que des Présidents ont voulu s’accrocher au pouvoir, se proclamant Président à vie ou Empereur à vie. Voilà l’origine des dispositions constitutionnelles limitant le mandat du Président en durée et en nombre, et que le pouvoir actuel a fait disparaître par des procédés dignes de la dictature qu’il a imposé au pays.
Une autre question importante a été celle des ressources naturelles. Des consultations populaires à la base il était ressorti que les Centrafricains ne voulaient plus voir des cargaisons d’or, de bois précieux ou d’autres trésors sortir de leurs villages et du pays tandis que leurs enfants avaient faim, étaient en haillons, n’avaient ni écoles ni hôpitaux.
Cela a débouché sur la consécration pour la première fois dans la Constitution de dispositions qui posent le principe de la souveraineté sur les ressources naturelles, et qui prévoient que les ressources naturelles sont le patrimoine de tous les Centrafricains. La même Constitution en a tiré comme conséquence, à travers son article 60 que dorénavant, contrairement à ce qui se passait auparavant, le Président de la République ne pouvait plus signer de contrat sur les ressources naturelles sans l’autorisation préalable de l’Assemblée Nationale.
Il se trouve que j’étais à ce moment-là, en 2016, Conseiller du président de l’Assemblée Nationale et j’ai été chargé de formaliser la procédure permettant d’obtenir l’autorisation parlementaire. J’ai vu de l’intérieur ce qui s’est passé. Le Président actuel s’est opposé avec la dernière énergie à l’application de cet article 60. Parce qu’il avait une idée en tête. Il avait été Premier ministre auparavant et avait vu faire les Présidents d’alors qui considéraient les ressources naturelles des Centrafricains comme leur trésor personnel, et le revenu de ces ressources comme leur argent de poche. Désormais Président lui-même il s’est alors dit que son tour était arrivé, et qu’il était hors de question que la Constitution lui mette les bâtons dans les roues. Et puis, cela le gênait aussi pour les accords opaques qu’il entendait signer avec Wagner. Il les a donc signés sans passer par l’Assemblée Nationale.
Tout ceci pour dire que cette Constitution-là, elle est venue du cœur, des tripes, du sang, de la sueur des Centrafricains. C’est pour cela que nous la tenons pour la seule expression véritable de la volonté des Centrafricains.
Avec ce qu’il appelle sa nouvelle Constitution, adoptée en août 2023, le pouvoir actuel de Bangui est venu nous imposer un texte à la mode soviétique inspiré de la Constitution de Russie. Je ne me sens ni russe, ni soviétique. Je suis Centrafricain, Africain, et fier de cette identité. Il est donc hors de question que je laisse piétiner, que nous laissions violer la volonté des Centrafricains comme cela. Ceux qui sont au pouvoir dans mon pays ont la force avec eux, ils ont les fusils, ils ont les drones, ils ont tous les instruments de violence qu’ils veulent. Mais cette terre nous appartient. Et nous aurons raison d’eux.
On sent généralement en Afrique de plus en plus une crise de confiance poussée entre dirigeants et citoyens sur les principes démocratiques. Dans ce sillage, vous défendez qu’il faille d’abord «habiter les mots» et leur redonner un sens africain. Pourquoi et comment ?
Pr Jean-François Akandji-Kombé : J’ai eu au cours de cette conférence internationale à intervenir sur la question de la souveraineté au plan interne et à dire ce que c’était. Pour moi, la souveraineté, c’est la reconquête de soi-même par les citoyens et par les peuples. C’est l’exigence que ces citoyens et peuples puissent décider eux-mêmes de leur destin, se donner leur propre loi et des institutions qui leur ressemblent. Je pense que ce n’est qu’ainsi qu’on est souverain. Et c’est dans ce sens que j’ai employée la formule que vous rappelez: «habiter les mots».
On dit souvent que le problème en Afrique c’est la démocratie, c’est l’État, c’est la Constitution, parce que ces systèmes et institutions ont été importés d’Occident. Et on a raison ! Il est vrai que nous fonctionnons avec ces mots sans leur avoir donné un contenu africain. Or ces mots-là, quand ils ont été forgés par les penseurs occidentaux, l’avaient été pour rendre compte de réalités socio-polico-historiques spécifiques.
Prenons l’exemple de l’État – c’est un des exemples que j’ai donnés dans ma contribution. Ce mot désigne une forme. C’est la forme d’une entité, d’une organisation. Le mot, effectivement, a été inventé en Occident, en Europe précisément. Mais il a été inventé par des gens qui, à travers ce mot-clé, ont conceptualisé une réalité et des projets. Et la réalité aussi bien que les projets dont il s’agit sont ceux des sociétés européennes. Je veux dire par là que le mot «État» était à sa naissance chargé, pour ainsi dire. Il était habité d’un côté par une réalité sociologique, sociale, historique, et de l’autre, par une volonté de se construire ensemble d’une certaine manière. Bref ce mot était habité par l’occident.
Et nous, qu’avons-nous fait lorsque nous sommes devenus indépendants ? Nous avons décidé de reprendre le mot « État » et la forme étatique. Ceci ne constitue pas le problème à mon avis. Le problème vient plutôt du fait que nous n’avons pas cherché à donner à ce mot, à cette forme, un contenu qui nous ressemble, à nous Africains. Quel est le contenu de l’État en termes humains et d’organisation sociale quand il est chez nous, quand il est en République centrafricaine, par exemple ? Quel agencement de nos groupes sociaux – ethnies, clans, etc. – est impliqué par la forme étatique et quels rapports nos groupes humains entretiennent-ils avec l’État ?
Nous n’avons pas permis qu’une réponse puisse être donnée à cette question. Il s’agit donc là d’un impensé, encore aujourd’hui. Et le fait, par exemple dans mon pays, de ne pas avoir donné de contenu propre à l’État fait qu’aujourd’hui notre État centrafricain est configuré comme l’était le territoire oubanguien sous la colonisation. On a ainsi perpétué une structuration coloniale qui était parmi les pires, car le territoire oubanguien était une colonie d’exploitation, où on venait simplement pour prélever des richesses – ce qui se poursuit encore aujourd’hui – : le bois, le gibier, l’or, le diamant, etc. C’était un territoire réputé «hostile». Alors on avait placé à Bangui, le point le plus accessible à partir des côtes, une administration légère, confiant le reste du pays où se trouvaient les ressources à des sociétés concessionnaires qui exerçaient les prérogatives de police et de justice, et avaient de ce fait droit de vie ou de mort sur les populations.
C’est cette organisation-là qui est restée en République centrafricaine, alors que ce sont des Centrafricains qui gouvernent. D’ailleurs les populations centrafricaines ne s’y trompent pas : quand elles parlent de leur pays, elles l’appellent «la République de Bangui» ; cette République où les autorités sont confinées dans la capitale et laissent à l’abandon le reste du pays. On a là une des explications majeures des multiples rébellions.
Donc, pour moi «habiter les mots», le mot «État», le mot «démocratie», le mot «droit» est une exigence fondamentale de notre temps. Il nous faut donner à nos règles et à nos institutions des contenus qui nous ressemblent.
Et pour parvenir à ce résultat s’agissant des règles, par exemple des Constitutions, il ne faut pas grand-chose. Il suffit de faire en sorte que leur contenu reflète la volonté de nos populations. Je vous ai parlé tantôt des «consultations populaires à la base» centrafricaines. Voilà une manière «d’habiter nos textes». Le texte de la Constitution de 2016, c’est la chair des Centrafricains, c’est leur sueur, c’est leur sang ; mais ce sont aussi leurs espoirs qui habitent ce texte-là. Il est remplacé aujourd’hui par un texte qui a été commandé à des experts dont on ne connaît pas l’origine, qu’on a payé avec de l’argent sale pour faire un sale boulot, parce qu’il y en a un qui veut s’accrocher au pouvoir jusqu’à la fin de sa vie, et peut-être jusqu’à la fin de sa lignée. Mais cela ne se fera pas. Il partira, il partira bientôt.
Quand on finit de faire l’état des lieux, il faut désormais avancer, aller de l’avant. Selon vous, qu’est-ce que les dirigeants d’Afrique doivent faire pour atteindre la souveraineté dans les différents domaines, que ce soit politique, sécuritaire et autres?
Pr Jean-François Akandji-Kombé: Notre Conférence internationale a été l’occasion de confronter à l’exigence de souveraineté les principaux aspects de nos vies et de nos politiques nationales. Nous avons traité de souveraineté interne, au plan politique institutionnelle essentiellement, de souveraineté économique, sécuritaire, culturelle, etc. De nos débats, il est ressorti essentiellement deux exigences. La souveraineté exige qu’on mette les Africains au centre du jeu, en particulier notre jeunesse. Partout ailleurs, la jeunesse est l’avenir. Le fait est qu’en Afrique, elle l’est encore plus, parce que d’ici une quarantaine ou une cinquantaine d’années, l’Afrique sera jeune à plus de 70%.
Et ceci, ce n’est pas un message pour l’extérieur. Il s’adresse d’abord aux gouvernants de l’Afrique, et pour leur dire: ce pouvoir ne vous appartient pas ; vous n’êtes pas là pour vos intérêts ; ce pouvoir appartient au peuple, lequel peuple est composé de tous les citoyens de votre pays, que ceux-ci soient riches ou pauvres, qu’ils soient de l’Est ou du Nord. Ils doivent être au centre du jeu. Votre devoir est de les écouter, d’essayer de saisir leur volonté pour la mettre dans les lois et la Constitution du pays, pour construire les politiques publiques. Vous devez leur permettre d’exercer leur liberté d’expression, même pour critiquer le Gouvernement.
Le principe que je viens d’énoncer vaut en toutes matières, que ce soit en matière économique ou même en matière de sécurité. Que les institutions mises en place émanent des populations ou qu’ils s’y retrouvent ; que les mesures décidées les prennent en compte ; que les politiques publiques satisfassent leurs intérêts, en matière de santé, d’éducation, de travail, de justice, etc. ; on aura alors résolu une très grande partie de nos problèmes de sécurité. Car l’insécurité naît de la frustration, de l’abandon de territoires et de communautés en termes de politiques publiques. Le résultat est une population, une jeunesse fragilisée, prête à tout, et donc disposée à être recrutée pour les pires besognes. C’est donc à la fois tout cela, l’éducation, l’économie, l’aménagement du territoire, les questions de justice, qui forme le bloc de la sécurité et de l’exigence sécuritaire.
Et puis, il a été rappelé au cours de notre conférence que la sécurité est un droit fondamental des personnes. J’entends cela comme impliquant aussi que les populations soient parties prenantes aux politiques de sécurité, ce qui est une manière, et la meilleure selon moi, de prévenir l’insécurité.
Pour atteindre tous ces objectifs-là, selon vous, a-t-on besoin d’hommes forts ou d’institutions fortes dans les Etats africains ?
Pr Jean-François Akandji-Kombé : On a besoin à la fois d’hommes forts et d’institutions fortes, parce qu’avoir des institutions fortes animées par un homme faible, c’est courir le risque d’institutions inefficaces, et avoir un homme fort à la tête d’institutions faibles, c’est donner libre cours à un pouvoir personnel. À cela j’ajoute, je l’ai dit lors de la Conférence, qu’il faut aussi à l’Afrique des hommes et des femmes vertueux. Nous avons besoin de personnes de vertu, qui ne confondent pas les caisses de l’État avec leurs caisses ; qui ne confondent pas la justice de l’État avec une justice privée qui serait la leur propre ; qui ne confondent pas la fonction publique avec des fonctions familiales.
Il nous faut donc les trois. J’ai l’habitude de dire, par exemple, que pour que la démocratie puisse s’épanouir, il faut des hommes de vertu démocratique et d’éthique démocratique. Car dans le cas contraire, on a vite fait de transformer des dispositions constitutionnelles a priori inoffensives ou protectrices, telles que par exemple celles qui prévoient que le Président est la clé de voûte des institutions, en moyen d’instauration de la dictature ! La « clé de voûte mal comprise » pourra s’accaparer tous les pouvoirs, déclarer l’état d’urgence, exercer le pouvoir législatif à la place du Parlement, et le pouvoir judiciaire à la place des tribunaux !
Un mot pour conclure cet entretien…
Pr Jean-François Akandji-Kombé : Ma plus grande joie, je l’ai trouvée dans la jeunesse qui a participé à cette Conférence et dans les échanges que j’ai eus avec ces jeunes (jeunes béninois principalement, mais pas seulement). Une jeunesse exigeante avec ses aînés, autant je l’espère qu’avec elle-même. Ce sont pour moi des raisons d’une satisfaction profonde et d’une espérance dans l’avenir de l’Afrique ! D’ailleurs, nous avons pris attache avec certains de ces jeunes, et nous continuerons d’échanger.
Je suis très heureux aussi que ce Colloque international ait eu lieu et surtout qu’il puisse déboucher sur des actes concrets, compte tenu des engagements pris par certains responsables politiques, à commencer par les autorités béninoises.
Heureux enfin, et surtout, que la flamme de cet échange, de cette co-construction avec notre jeunesse puisse se poursuivre dans l’avenir.

Interview réalisée par Emmanuel M. LOCONON