Littérature et IA en Afrique, un duo gagnant ou une trahison littéraire en vue?

Afriquinfos Editeur
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IA et littérature en Afrique (droits photo: UNITE AI)

COTONOU (© 2025 Afriquinfos)- L’écriture authentique résistera-t-elle encore longtemps à l’IA (Intelligence artificielle)? La question secoue le monde de la littérature. D’un côté, il y a ceux pour qui les nouveaux logiciels doués de «conscience» sont de véritables alliés à la création artistique. De l’autre, d’autres acteurs invitent à la prudence face à ce «couteau à double tranchant». Tous s’accordent néanmoins sur une évidence: la littérature transmet de l’émotion, et une machine ne saurait remplacer l’humain !

Sur Facebook, le 21 janvier 2025, les «Editions Mikanda» ont publié un court communiqué qui déchaîne les internautes: «C’est avec beaucoup de regret que nous fermons officiellement la réception des manuscrits aux Editions Mikanda jusqu’à nouvel ordre». L’éditeur congolais informe avoir détecté que «80% des textes» reçus courant les trois derniers mois «sont issus de l’Intelligence Artificielle». Une «tricherie» qui a indisposé l’établissement, mais qui remet au goût du jour la problématique de l’incursion de l’IA dans la création artistique, littéraire africaine et mondiale.

Intelligence Artificielle (DR)

Le Parlement européen définit l’Intelligence Artificielle comme tout outil utilisé par une machine capable de «reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité». Il en existe de plusieurs sortes et formes, dans plusieurs domaines. Certains logiciels IA génèrent de l’image, du son ou de la vidéo, tandis que d’autres outils sont utilisés pour produire du texte.

A part «ChatGpt» qui est plus connu, on peut aussi citer «Google Bard» développé par Google AI. Ce dernier permet de traduire, de rédiger ou de rechercher des informations. Avec les IA génératives de textes, une nouvelle, une poésie, un conte ou autres récits littéraires peuvent être créés en quelques secondes par tout utilisateur d’Internet. Ce qui révolutionne le monde des éditions autant qu’il inquiète les acteurs de l’écosystème de l’industrie de l’édition.

L’IA, un adjuvant de la littérature

«L’IA est un outil qui ouvre des perspectives inédites dans le domaine de l’écriture. Elle peut être, à mon avis, une aide pour les auteurs, notamment dans la structuration des idées, la correction ou encore le perfectionnement de leur style», opine Erroce Yanclo, jeune écrivain béninois, auteur d’œuvres dont le recueil de nouvelles policières «Les tontinières». Ainsi, l’Intelligence Artificielle se révèle non pas comme un «opposant», mais un «adjuvant» de la littérature, renchérit l’écrivain du Bénin Daté Atavito Barnabé-Akayi.

«Lorsqu’un écrivain fait un enregistrement par exemple, au lieu de s’asseoir pour transcrire mot par mot, phrase par phrase, il fournit cet enregistrement à l’appareil et celui-ci sort en un temps record le texte issu de cet enregistrement. Cela n’empêche pas qu’il revienne retravailler ce texte pour l’adapter à son style», précise cet écrivain, Prix du Président de la République (2017) au Bénin. Il existe aujourd’hui une pléthore de logiciels de transcription des audios.

Si, pour sa part, Esaïe Corneille Anoumon (promoteur littéraire) a «eu peur de côtoyer» l’IA au début du fait de son côté addictif (susceptible de faire perdre la confiance et la «capacité créative des jeunes plumes»), il a fini par admettre qu’il vaut la peine de connaître et de maîtriser cet outil. «J’ai compris que c’est un outil qui peut être au service de l’homme si l’on arrive à l’éduquer correctement», concède-t-il dorénavant.

De toute façon, objecte un autre littéraire du Bénin, Amour Toliton, «la machine ne peut remplacer l’écrivain dans sa plénitude». Pour ce professeur de français, critique littéraire, nouvelliste et poète, la touche de l’écrivain dans le récit est toujours particulière. Autant «sur les constructions morphosyntaxiques que sur des thèmes socio-culturels qui échappent souvent, et qui échapperont toujours à l’IA», soutient-il fermement.

L’IA et la finalité de la littérature

En lisant une œuvre littéraire, les lecteurs cherchent généralement, au-delà de la dimension syntaxique, à expérimenter des émotions vives, qu’elles soient heureuses ou accablantes. Les écrivains sont donc des porteurs d’émotions ou, tel que les perçoit Erroce Yanclo, «des acteurs d’un plaidoyer social». Un plaidoyer que ne saurait porter l’IA ; par contre, les humains le peuvent mieux, défend cet écrivain.

«L’IA peut générer des textes, mais elle ne doute pas, elle ne souffre pas. La créativité humaine repose sur des vécus, des sensations et des intuitions que la machine ne peut ni comprendre, ni reproduire pleinement. Ce qui fait la force d’un roman, d’une nouvelle ou d’un récit quelconque, c’est cette âme que seul un être humain peut insuffler à son œuvre», étaye encore Erroce Yanclo.

Il en résulte que les traits humains dans les arcs narratifs d’une œuvre la différencient de ce que propose l’Intelligence Artificielle dont la marge de manœuvre est très étroite. «L’IA n’est pas un outil qui sait procurer de l’émotion. Son écriture repose sur des probabilités, ce qui limite son potentiel et sa capacité à innover ou à transmettre de vraies émotions, même quand la mémoire lui échappe. En gros, une œuvre entièrement écrite par l’IA n’aura aucune valeur littéraire», se veut formel Esaïe Corneille Anoumon.

Des opinions diverses s’accordent sur l’aspect humain qui échappe aux logiciels intelligents dans la création littéraire. L’artiste peut bien s’appuyer sur des machines pour commettre une œuvre, «il sera plus visible mais vulnérable dans l’originalité» assure Amour Toliton. Ce faisant, «littéraire il est, mais créatif, il n’est pas. En bref, il est un jongleur scientifique, un semi-littéraire, un artiste téléguidé. A cette allure, le récit va s’éloigner de l’homme. Or, la littérature doit s’intéresser aux conditions humaines et non à l’artifice».

Pièges et espoirs

C’est clair que l’Intelligence Artificielle n’est pas venue la littérature. «Soyons sincères: une œuvre coécrite avec une IA peut avoir une valeur technique et même proposer des formes narratives exceptionnelles», reconnaît Erroce Yanclo qui n’est «pas encore prêt» à utiliser les logiciels intelligents pour une prochaine parution littéraire. Même s’il a aussi expérimenté certains outils IA pour structurer des idées, ou améliorer certains écrits, notamment dans le cadre académique et professionnel.

Dans l’utilisation de l’IA, il y a un piège principal à prévenir: la dépendance. «C’est le côté néfaste qu’il faut éviter. Il faut éviter que tout le travail soit fait par l’IA, c’est-à-dire que vous programmez l’appareil pour qu’il génère tel poème, tel roman, telle nouvelle dans tel espace en mettant les personnages. Vu que c’est un logiciel, quand une autre personne va utiliser le même processus, il risque de produire la même chose. Et là, il n’y a pas créativité, parce que la première caractéristique d’un écrivain, c’est l’imagination, c’est la créativité. S’il n’y a pas ces deux choses, je ne sais pas si on peut parler d’écrivain», met en garde Daté A. Barnabé-Akayi.

Ainsi, est mise en jeu la responsabilité des écrivains utilisateurs d’IA. Ils sont appelés au «discernement» pour ne pas «tout boire, ce qui est sain et ce qui ne l’est pas». De plus, Amour Toliton insiste sur la nécessité «d’enfoncer dans le cerveau de l’Intelligence Artificielle» les réalités socio-culturelles locales comme le Vodun ou les Vodun Days (au Bénin), de manière à les faire transparaître dans les données générées.

 A l’ère de l’IA, l’écrivain se doit de se réinventer, de proposer aux lecteurs un univers empreint de singularité, d’humanité et d’émotions. «Il urge aussi que l’écrivain valorise la réalité, l’expérience humaine, affirme à travers ses textes sa particularité. Il peut, si possible, questionner et réinventer une nouvelle littérature», suggère Esaïe Anoumon.

Il soutient au demeurant  que «la créativité humaine restera irremplaçable» et que «l’outil IA ne peut jamais remplacer» son «maître» (l’homme). «Tant que nous aurons des histoires à raconter avec notre propre sensibilité, la littérature authentique restera irremplaçable», rassure le jeune écrivain Erroce Yanclo.

L’Intelligence Artificielle transforme la littérature. Certains la considèrent comme un outil utile. D’autres redoutent une perte de créativité. Les écrivains doivent l’utiliser avec prudence. L’IA peut aider, mais ne remplacera pas l’humain. Une machine imite le style, mais ne ressent rien. La littérature restera forte tant qu’elle portera des émotions authentiques.

Emmanuel M. LOCONON