Sénégal : les confréries, piliers méconnus du financement solidaire

Afriquinfos Editeur
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Les Confréries du Sénégal (Dr-Anadolu Agency)

Dakar (© 2025 The Conversation)- Au Sénégal, la religion occupe une place centrale dans la vie socio-culturelle et les acteurs religieux un rôle de plus en plus visible dans le développement économique local. En particulier, leur implication dans les activités entrepreneuriales constitue un levier important pour de nombreux Sénégalais, notamment ceux issus de milieu modeste ou exclus des circuits classiques de financement.

Les confréries religieuses telles que les Tidjanes et les Mourides, les dahiras (groupe religieux ou association spirituelle à caractère musulman) et les leaders spirituels ne se contentent plus d’un rôle moral ou spirituel. Ils interviennent activement dans le soutien matériel, organisationnel et psychologique des initiatives économiques. Ils n’ont plus de fait ce statut d’observateurs passifs. Cet apport se manifeste sous différentes formes : financements communautaires, accompagnement spirituel et médiation en cas de conflit.

En tant que chercheur, j’ai étudié les dynamiques entrepreneuriales au Sénégal, notamment l’impact des acteurs culturels et religieux dans le secteur informel, ainsi que sur les mécanismes de gouvernance au sein des PME sénégalaises. J’explique ici comment les confréries islamiques sont devenues des piliers de l’économie du pays.

Le financement communautaire et solidaire

Dans un contexte où l’accès aux financements bancaires reste limité pour la majorité des entrepreneurs sénégalais, les communautés religieuses offrent des alternatives inclusives et accessibles. Les mécanismes de financement communautaire reposent principalement sur des cotisations volontaires, des dons, et parfois des prêts sans intérêt, dans le respect des principes de solidarité et de justice sociale prônés par les enseignements religieux, notamment l’islam.

Ces formes de financement sont le plus souvent organisées au sein des dahiras, des cercles religieux informels où les membres cotisent régulièrement. Les fonds collectés servent à soutenir les projets économiques des membres, en particulier les jeunes qui n’ont pas toujours les garanties exigées par les banques classiques. Il ne s’agit pas uniquement d’argent prêté, mais aussi d’un engagement collectif dans lequel la réussite de l’un est vue comme bénéfique pour tous.

En plus des cotisations, les dons de la diaspora jouent un rôle considérable. De nombreux Sénégalais établis à l’étranger envoient régulièrement de l’argent à leurs dahiras pour financer des projets communautaires ou individuels. Certains guides religieux, très influents, mobilisent également leurs fidèles autour de levées de fonds ponctuelles, souvent lors d’événements religieux.

Enfin, dans certains cas, les prêts sans intérêt sont proposés, notamment pour respecter le principe islamique de non-usure (riba). Ces prêts, souvent symboliques au départ, permettent de démarrer une activité génératrice de revenus. La confiance, la transparence et l’honnêteté sont essentielles, car le remboursement repose avant tout sur l’honneur, la dignité et la responsabilité morale de l’entrepreneur envers sa communauté.

Au Sénégal, les mécanismes de financement communautaire organisés par les dahiras échappent en grande partie à la régulation formelle de l’État. Celui-ci adopte à leur égard une attitude de non-intervention directe dans la mesure où ces pratiques sont perçues comme relevant de la solidarité communautaire. A notre connaissance, il n’existe à ce jour aucune taxation spécifique sur ces opérations, et elles échappent pour l’essentiel aux circuits fiscaux officiels.

Cette tolérance de fait s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, les dahiras jouent un rôle social important. Ensuite, le poids religieux et politique des confréries au Sénégal rend toute tentative de régulation particulièrement sensible. Une intervention directe de l’État pourrait être perçue comme une atteinte aux grandes confréries religieuses, dont l’influence sur la société sénégalaise est considérable.

Enfin, les capacités limitées de contrôle fiscal dans l’économie informelle rendent difficile une surveillance systématique de ces circuits de financement.

Accompagnement spirituel et psychologique

Au-delà du soutien financier, les acteurs religieux offrent un accompagnement spirituel et psychologique essentiel à la résilience des entrepreneurs face aux nombreuses incertitudes économiques. L’entrepreneuriat au Sénégal est un parcours semé d’obstacles : accès limité aux ressources, concurrence étrangère quasi permanente, instabilité des marchés, et parfois échec pur et simple. Dans ce contexte, la dimension spirituelle devient un soutien moral déterminant.

Les guides religieux et responsables communautaires jouent alors un rôle de mentorat spirituel. Ils enseignent des valeurs de patience, de persévérance, d’humilité, de résilience face à l’épreuve, tout en rappelant que la réussite comme l’échec font partie du destin divin. Cette lecture religieuse permet de relativiser les difficultés et de maintenir une motivation intacte, même en cas de revers.

Par ailleurs, les entrepreneurs issus des confréries sont souvent accompagnés dès leur jeune âge à travers des rituels d’apprentissage religieux (apprentissage du Coran, formation à la morale islamique). Ces parcours renforcent non seulement leur endurance psychologique, mais aussi leur discipline personnelle, leur sens de responsabilité et leur capacité à gérer les pressions extérieures. En cas d’échec, le soutien de la communauté évite l’isolement social souvent néfaste, ressenti dans les parcours entrepreneuriaux plus individualisés.

Enfin, des rencontres collectives sont régulièrement organisées au sein des dahiras pour échanger, prier ensemble, et partager les expériences, y compris les difficultés entrepreneuriales. Ces espaces de parole renforcent la solidarité entre les membres et permettent de rebondir plus facilement après un échec.

Médiation et gestion des conflits économiques

Dans les PME sénégalaises, notamment celles issues des dynamiques communautaires, les conflits économiques sont fréquents. Il peut s’agir de mésententes entre associés, de litiges liés aux remboursements de dettes, ou encore de conflits de gestion. Dans ces situations, les acteurs religieux interviennent souvent comme médiateurs ou arbitres.

Grâce à leur légitimité morale et spirituelle, les chefs religieux ou les figures respectées de la communauté peuvent intervenir rapidement pour rétablir la paix sociale, éviter les procédures judiciaires coûteuses, et proposer des solutions négociées. Leur autorité n’est pas coercitive, mais repose sur la confiance et le respect des normes sociales et religieuses. Leur intervention est généralement acceptée de bonne foi par les parties concernées.

Ces mécanismes de médiation sont d’autant plus efficaces qu’ils s’inscrivent dans un cadre de gouvernance transversale, mêlant règles formelles et informelles, comme cela a été mis en évidence dans une étude sur la gouvernance des PME au Sénégal. Ils permettent une cohabitation harmonieuse entre échanges économiques et valeurs communautaires.

De plus, cette médiation n’est pas seulement curative ; elle peut aussi être préventive. Dans de nombreuses confréries, avant même le démarrage d’un projet, des discussions collectives ont lieu pour cadrer les responsabilités, définir les objectifs, et prévenir les risques de malentendus. En cas de désaccord, un responsable est désigné pour écouter, trancher et proposer des solutions pacifiques.

L’apport des acteurs religieux à la dynamique entrepreneuriale au Sénégal ne se limite pas à un rôle spirituel passif. Au contraire, ils se positionnent comme de véritables acteurs économiques, garants de la cohésion sociale, facilitateurs de financement, soutiens psychologiques, et médiateurs de proximité.

Il n’existe pas de base de données nationale recensant précisément le nombre de bénéficiaires de ces financements religieux. Les pratiques sont informelles, décentralisées, communautaires, donc peu documentées par les structures étatiques ou bancaires.

Dans un pays où les institutions formelles sont encore perçues comme éloignées ou inaccessibles par une large partie de la population, leur rôle constitue un complément essentiel aux dispositifs publics et aux mécanismes classiques de l’économie de marché. À travers leurs actions, c’est une forme de gouvernance alternative qui s’installe, plus souple, plus proche des réalités locales, et souvent plus efficace pour soutenir les entrepreneurs dans leur parcours.

L’aide fournie par les cercles religieux, notamment les dahiras, peut à la fois représenter une alternative à l’émigration économique pour certains, tout en servant de levier financier pour des projets migratoires bien structurés pour d’autres.

The Conversation