Sénégal : Crétinisation des enfants

Afriquinfos Editeur
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Point de vue des vendeurs des cahiers sur le sujet

Depuis quelques années, la lutte sénégalaise est devenue un véritable phénomène de société. Un phénomène inquiétant puisqu’il a tendance à attirer les jeunes dans l’arène et à dévier les élèves du  chemin de l’école. Et ce, avec la complicité des médias (journaux, télévisions et radios) sur lesquels s’appuient les promoteurs et annonceurs pour promouvoir ce « sport » dit traditionnel.

Comme l’on ne peut pas arrêter la mer des images et des photos avec les bras, il va falloir faire contre mauvaise fortune bon coeur. Mais quand les fabricants de cahiers scolaires s’invitent dans l’arène  à travers la confection de manuels à l’effigie de lutteurs, cela met en danger le fragile équilibre mental des jeunes élèves. Lesquels, encore une fois, risquent d’abandonner cahiers et livres pour aller soulever des poids et des haltères, histoire de se muscler et de devenir des lutteurs. Ces derniers étant de véritables anti-modèles, le fait de les voir orner les couvertures des cahiers d’écoliers constitue donc un danger public.

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D’où la révolte sonnée par certains enseignants et parents d’élèves contre ces cahiers faisant la publicité des lutteurs. Le ministère de l’Education gardant un silence complice, certaines écoles privées de référence ont pris le taureau par les cornes et déconseillé aux élèves et parents d’élèves tout manuel ou cartable à l’effigie de lutteurs. Des mesures d’interdiction exemplaires et salutaires qui viennent assurément à leur heure ! « Le Témoin » a enquêté…

Dans une boutique de Sacré-cœur 3 – Vdn (Voie de dégagement Nord), un parent d’élève, au pas de charge, débarque sur les lieux ! Tout en colère, il s’adresse au boutiquier qui venait juste de vendre des cahiers à son fils. « Reprends tes cahiers et restitue moi mon argent ! Tout sauf des cahiers de « Balla Gaye » ou de « Modou Lo »…Dis-donc !  Qu’est-ce que ce genre de cahiers ? Hein… » s’interroge  Kh. Diop, par ailleurs inspecteur des impôts de profession. « Ces lutteurs ne sont ni des modèles, ni des références pour l’école sénégalaise » s’emporte le client avant de quitter la boutique, son argent lui ayant été restitué.

Cet « incident »  est en tout cas illustratif de la tendance à une remise en question de certaines pratiques commerciales et publicitaires sur fond de marketing en milieu scolaire. Une question d’actualité puisqu’elle intervient en cette semaine de rentrée des classes où les parents d’élèves croulent sous le poids des achats relatifs aux fournitures scolaires. De plus en plus de cahiers d’écolier étant des supports publicitaires à l’effigie des lutteurs Balla Gaye, Modou Lo, Tyson, Yékini etc… parents et enseignants s’émeuvent.

Certes, certaines stars de l’équipe nationale de football font la couverture de nombreux cahiers mais le phénomène n’est pas aussi grave dans la mesure où les footballeurs sont présumés plus intelligents que les montagnes de muscles que sont les lutteurs. En outre, des études scientifiques réalisées dans le monde auraient démontré que le football ou le basket, c’est « l’intelligence en mouvement » ! Et des tests l’auraient prouvé sur certains footballeurs de haut niveau du fait de la « précision des tirs », « l’efficacité des dribbles », « la bonne lecture du jeu », « la ruse de se jouer de l’adversaire » etc…

Mieux, ils sont très nombreux les footballeurs, handballeurs ou  basketteurs aussi bien au Sénégal que dans le reste du monde à devenir de très hauts cadres après avoir combiné études et sports. Rien de tel pour notre « sport » dit traditionnel  qualifié, à tort ou à raison, par beaucoup d’enseignants et de parents d’élèves de « force en mouvement », voire «  violences en mouvement » !

Pas plus tard que la semaine dernière, dans ces mêmes colonnes, notre dirpub Mamadou Oumar Ndiaye a failli s’inviter dans le débat de ces lutteurs « anti-modèles » lorsqu’il parlait de la gloire de l’expertise localequi s’est exprimée lors de la pénurie d’eau qu’a connue notre capitale.  En magnifiant l’expertise nationale qui avait  confectionné le tuyau de Keur Momar Sarr, M.O.N avait fait valoir que ce ne sont ni les « nianes » des marabouts politiciens ni les muscles de nos lutteurs, mais plutôt l’expertise de nos braves et brillants ingénieurs et techniciens qui avait permis de réparer la conduite défectueuse.

Pour terminer, notre éditorialiste avait invité les autorités à mettre l’accent sur l’éducation et la formation des jeunes. « Visionnaire, le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, lui-même agrégé de grammaire, savait que la plus grande richesse d’un pays, ce sont ses ressources humaines » avait notamment écrit notre directeur de publication.

Pourquoi donc, au cours de cette crise, l’Etat  n’a-t-il pas mobilisé les forces vives de la lutte sénégalaise pour décanter la situation, quitte à réquisitionner les muscles de l’ensemble des écuries pour soulever le tuyau de Keur Momar Sarr ? « Même pour soulever et poser ce tuyau fabriqué à Dakarnave,  l’Etat a misé sur le professionnalisme d’un machiniste de la Sde. Lequel a utilisé une grue appropriée. Tout cela doit nous édifier que la lutte n’a pas une place dans l’éducation » ajoute M. Ibrahima Mar, enseignant à Pikine.

Toujours est-il que des parents, soucieux de l’éducation et de la réussite de leurs enfants, ont pris la ferme décision de ne plus acheter de cahiers à l’effigie de lutteurs. Et si ces parents d’élèves en sont arrivés à prendre leurs responsabilités dans le choix des manuels scolaires et autres produits pédagogiques, c’est que les autorités du ministère de l’Education nationale et les associations dites de « défense des consommateurs » ont laissé pourrir la situation.

Autrement dit, ils n’ont rien fait pour s’opposer à ce que des industriels mus par l’appât du gain transforment les cahiers  scolaires en panneaux publicitaires  pour faire l’apologie de lutteurs ayant bien souvent un pois chiche à la place du cerveau ! Pire, le ministère de l’Education nationale n’a  jamais pris de mesure ou de circulaire pour interdire certains manuels scolaires dans lesquels figureraient des encarts publicitaires de personnages n’ayant aucune valeur pédagogique pour les enfants.

Page de la « Table des Multiplications » chassée par les muscles de Balla Gaye 2

Contrairement à l’époque des années Senghor et Diouf où les figures emblématiques de l’histoire du Sénégal comme « El Hadji Oumar Tall », «  Lat Dior », « Le Cheval Malaw », « Les rizières de la Casamance », « La Place de l’Indépendance », « L’Armée Sénégalaise » etc. ornaient les belles couvertures de nos cahiers scolaires,  aujourd’hui, il n’y a plus rien de tout cela ! Dans certains produits, même la mythique et célèbre « table des multiplications »  de la quatrième page de couverture a été chassée par les muscles de Balla Gaye ou de Modou Lo. Et ce alors que cette « table des multiplications » considérée comme étant un instrument de calcul ou de mesure pédagogique  a eu à occuper, de tout temps et sur plusieurs  générations, la dernière page de tous les cahiers d’écolier. Et toutes marques confondues !

En examinant  les cahiers à l’effigie des lutteurs, on constate que le désir de l'enfant se rapporte aux personnages mis en scène. Tout est prévu pour qu'ils se sentent plongés dans un univers onirique. De quoi faire vagabonder son esprit vers les arènes de lutte, même quand il se trouve  en face de son maître. La preuve, dans une école publique élémentaire située à la Sicap Liberté, un enseignant chargé d’une classe de Cm2, nous explique cette anecdote.

Tenez ! Durant les heures de classe de l’année dernière, dit-il,  un élève s'adonnait à des caricatures sur l’effigie de Modou Lo. Au grand amusement de ses camarades qui lui jetaient des regards furtifs, l’élève en question avait transformé « Modou Lo » en « femme » après l’avoir affublé de…seins. « Pour ce croquis indécent, je l’ai renvoyé avant de convoquer ses parents » nous explique cet enseignant en service à l’école publique de Liberté.

A en croire M. René Diatta, enseignant au Groupe scolaire « Les Petits Pas », une école d’excellence située à Sacré-Cœur III, les photos des lutteurs que l’on voit sur les couvertures des cahiers ne sont un modèle éducatif ni pour les élèves, ni pour les adolescents. « Et ce, du fait que la lutte au Sénégal est devenue un sport de brutalité, d’agression et de violence. Malheureusement, beaucoup d’élèves rêvent à présent de devenir des lutteurs. Moi, sur la couverture des cahiers, je préfère plutôt les images comme les cartes géographiques des régions ou des héros marquant l’histoire du Sénégal » conseille M. Diatta.

Heureusement, tous les acteurs ou professionnels de l’Education s’accordent à reconnaître que l’enfant se retrouve dans les personnages ou fictions qu'il connaît et auxquels il s'identifie. Par conséquent,  pour l’avenir de l’école sénégalaise, il est temps  d’infliger un « quatre appuis » à tous les fabricants de cahiers  aux effigies de Balla Gaye, Modou Lo, Bombardier ou Boy Niang  etc. Sinon demain, il n’est pas exclu de voir la bande à « Ino » ou à « Alex » aux couvertures des manuels scolaires.

Pour ne pas arriver un jour à cette dérive extrême, heureusement que certains établissements scolaires ont déjà pris les devants en interdisant tout cahier scolaire à l’effigie de nos lutteurs. « Pour cette rentrée des classes, j’ai déconseillé aux parents d’élève certains produits et autres manuels faisant la publicité d’antivaleurs. Et j’y veillerai ! » nous confie M. Diop, directeur d’un groupe scolaire  en nous montrant une circulaire qu’il a sortie pour l’occasion et dont « Le Témoin » a obtenu copie.

Cette levée de boucliers a-t-elle déjà eu les effets escomptés ? Toujours est-il que c’est comme si certains fabricants de cahiers avaient senti la guillotine venir puisque eux aussi ont décidé de ne plus fabriquer de cahiers à l’effigie de « mbeurs » (lutteurs). C’est le cas de M. Farhat, responsable à « Ok-Book », une société sénégalaise spécialisée dans la fabrication de cahiers, qui nous explique que sa nouvelle manufacture n’a jamais fait de produits ayant  comme support publicitaire des personnages. « Par exemple, pour cette année, nous nous sommes focalisés sur plusieurs thèmes ou images relatives à la protection de l’environnement » a-t-il expliqué fièrement tout en nous invitant à examiner ses produits dont la qualité et les supports répondent à l’attente des parents d’élèves, soutient-il. Tant mieux pour sa structure et la santé mentale de nos élèves !

Une chose est sûre, avec le vent de révolte qui se lève, certains fabricants ont intérêt à chercher d’autres illustrations pour les couvertures de leurs cahiers !

Pape NDIAYE

Le Témoin, hebdomadaire sénégalais
Édition N° 1140 (OCTOBRE 2013)