Lagos (© 2025 The Conversation)- Que signifie «bien vivre»? Les psychologues et les sociologues s’intéressent depuis quelque temps à un nouveau concept appelé «épanouissement» qui va au-delà du simple bonheur ou de la réussite. Il s’agit d’une satisfaction globale, qui englobe la qualité de vos interactions avec les autres et votre communauté. Alors, où en sont les Africains en matière d’épanouissement?
Victor Counted est un psychologue dont les recherches menées dans 40 pays africains offrent une réflexion riche en données sur l’épanouissement sur le continent. Ses conclusions remettent en question le discours dominant selon lequel l’Afrique serait « à la traîne » en matière de développement, en brossant un tableau plus nuancé de ce que signifie mener une vie agréable. Nous lui avons posé quelques questions à ce sujet.
Qu’est-ce que l’épanouissement ?
L’épanouissement est plus que la croissance économique ou le bonheur individuel. C’est un état multidimensionnel qui reflète la façon dont les gens perçoivent leur vie et la façon dont celle-ci se déroule réellement. Il prend donc aussi en compte les valeurs des individus au sein de leur communauté.
La notion de bien-être est souvent associée à une vision eurocentrée qui met l’accent sur l’individu : satisfaction personnelle, autonomie, réussite. L’épanouissement tient compte de l’intégrité d’une personne par rapport à son environnement.
Elle inclut les contextes sociaux, spirituels et environnementaux dans lesquels on vit. Il ne s’agit donc pas seulement de ce que l’on ressent, mais aussi de la façon dont on vit : pleinement, de manière significative et dans une relation satisfaisante avec le monde qui nous entoure.
En quoi consiste l’étude Global Flourishing Study ?
L’étude Global Flourishing Study tente de mesurer les tendances mondiales en matière d’épanouissement. Il s’agit d’une étude longitudinale sur cinq ans menée auprès de plus de 200 000 participants dans 22 pays.
J’ai fait partie de l’équipe de chercheurs internationaux réunis pour examiner les tendances en matière de bien-être dans différentes cultures et conditions de vie.
L’étude identifie six dimensions clés de l’épanouissement :
Bonheur et satisfaction dans la vie;
Santé mentale et physique;
Sens et objectif;
Caractère et vertu;
Relations sociales étroites;
Stabilité financière et matérielle.
Les participants évaluent leur situation dans chacun de ces domaines sur une échelle de 0 à 10. D’autres questions portent sur des expériences liées à la confiance, à la solitude, à l’espoir, à la résilience et à d’autres variables liées au bien-être. Parmi les 22 pays, cinq étaient africains : le Nigeria, le Kenya, l’Afrique du Sud, la Tanzanie et l’Égypte.
Bien que ces pays ne figurent pas en tête du classement mondial (l’Indonésie et le Mexique occupent les deux premières places), le Nigeria, le Kenya et l’Égypte ont tous obtenu des scores relativement élevés en matière d’épanouissement, en particulier lorsque le bien-être était considéré indépendamment de la situation financière.
Le Nigeria, par exemple, s’est classé 5e au niveau mondial en termes de scores d’épanouissement hors indicateurs financiers, devant de nombreux pays plus riches. Les Nigérians ont fait état de points forts dans les relations sociales, le caractère et les vertus (comme le pardon ou l’aide aux autres). Les domaines susceptibles d’amélioration comprenaient le bien-être financier, le logement, la discrimination ethnique et l’éducation.
Dans l’ensemble, cela suggère que si les ressources matérielles sont importantes, elles ne sont pas le seul facteur déterminant du bien-être. Au final, le Kenya se classe 7e, l’Égypte 10e, la Tanzanie 11e et l’Afrique du Sud 13e. Chacun de ces pays présente des atouts uniques dans des domaines tels que le sens de la vie, les relations sociales ou la santé mentale.
Dans une étude, nous avons analysé les données du Gallup World Poll (2020-2022) afin d’étudier 38 indicateurs de bien-être dans 40 pays africains.
Cette étude a offert une image plus détaillée et culturellement sensible de la manière dont les Africains vivent et hiérarchisent l’épanouissement. Les dimensions explorées proviennent à la fois de sources locales et universelles, ce qui permet d’obtenir des informations pertinentes au niveau régional.
Nous avons constaté que les populations africaines obtiennent souvent des scores élevés en matière de sens, de caractère et de relations sociales, malgré les difficultés économiques. Cela corrige de manière importante les hypothèses occidentales sur le bien-être.
Voici quelques-unes de nos principales conclusions:
● Il existe une grande diversité entre les pays africains et en leur sein. L’île Maurice se classe systématiquement en tête des évaluations de la vie (satisfaction globale à l’égard de leur vie), tandis que des pays comme la Sierra Leone et le Zimbabwe obtiennent les scores les plus bas.
● Les pays d’Afrique de l’Est, tels que le Rwanda et l’Éthiopie, ont obtenu de bons résultats en matière d’indicateurs de bien-être social (comme le sentiment d’être respecté ou d’apprendre de nouvelles choses chaque jour), même lorsque les indicateurs économiques étaient faibles.
● Les pays d’Afrique de l’Ouest, tels que le Sénégal et le Ghana, ont obtenu des scores élevés en matière de bien-être émotionnel, de nombreuses personnes déclarant éprouver quotidiennement des émotions positives telles que la joie et le rire.
● Les pays d’Afrique australe, malgré des défis tels que les inégalités de revenus, font preuve de résilience grâce à des liens communautaires solides et à des pratiques culturelles ancrées dans la philosophie de l’ubuntu.
Ces résultats ont confirmé que la prospérité en Afrique ne peut se réduire ni au produit intérieur brut (PIB) par habitant (une mesure de la production économique moyenne par personne dans un pays) ni aux normes occidentales de réussite.
Sur quoi les pays africains peuvent-ils se concentrer pour prospérer?
À mon avis, la voie vers une plus grande prospérité passe par l’adoption des connaissances locales et l’investissement dans des priorités de développement adaptées à la culture. Au lieu de suivre les voies occidentales, centrées sur l’avancement individuel, l’Afrique peut modeler d’autres voies vers la prospérité qui reflètent ce qui compte le plus pour les Africains.
Donner la priorité aux systèmes de connaissances locaux
Les idées africaines sur une société connectée, comme ubuntu (southern Africa), ujamaa (Afrique de l’Est), teranga ou wazobia et _al-musawat wal tarahum (Afrique du Nord) apprennent aux gens à prendre soin les uns des autres et à vivre en paix. Ces valeurs aident les gens à mener une vie qui a du sens et peuvent inspirer les dirigeants et les législateurs.
Redéfinir les indicateurs de développement
Les modèles de développement occidentaux se concentrent sur les réalisations individuelles, la production économique et la consommation matérielle. Le PIB par habitant ne reflète pas la réalité quotidienne et les aspirations des communautés africaines. Nous devrions également mesurer des éléments tels que le bonheur des gens, leur espoir en l’avenir, la force et la résilience de leurs communautés, ainsi que la propreté, la sécurité et la dignité de leur cadre de vie.
Cette idée n’est pas nouvelle : depuis des années, des spécialistes du développement appellent à abandonner les indicateurs économiques étroits au profit d’une approche axée sur la dignité humaine, l’autonomie et les possibilités réelles dont disposent les individus pour mener la vie qu’ils souhaitent. Ce qui est nouveau, c’est la disponibilité croissante des données et la volonté de prendre au sérieux ces nouveaux indicateurs pour élaborer les politiques et les priorités nationales.
3. Investir dans l’éducation pour le développement du caractère
Une éducation de qualité est essentielle pour libérer le potentiel de prospérité du continent. Mais l’Afrique a besoin de plus que de simples compétences académiques et d’une main-d’œuvre qualifiée : elle a besoin d’une stratégie visant à développer les valeurs et les habitudes qui façonnent la façon dont une personne pense, ressent et agit avec intégrité.
Une partie du problème réside dans le fait que les sciences humaines, telles que l’histoire, la littérature, la philosophie et les études religieuses, sont souvent sous-évaluées ou sous-financées dans les systèmes éducatifs. Or, ce sont précisément ces disciplines qui nourrissent l’imagination morale, la réflexion critique et la responsabilité civique. Nous avons besoin de modèles éducatifs qui forment non seulement des travailleurs, mais aussi des personnes à part entière, capables de penser de manière éthique, d’agir de manière responsable et d’assumer le leadership au sein de leur communauté avec détermination.
Qu’est-ce que l’Afrique peut offrir au monde en termes d’épanouissement ?
L’Afrique n’attend pas d’être sauvée. Partout sur le continent, les populations construisent des communautés solidaires, cultivent la joie malgré les difficultés et transmettent des valeurs d’unité, de foi et de compassion. C’est à cela que ressemble le développement lorsqu’il est ancré dans la dignité humaine.
Les objectifs de prospérité de l’Afrique offrent une vision alternative du développement, fondée sur ce que l’Afrique possède déjà, et non sur ce qui lui manque. Il s’agit d’aspirations locales au bien-être. Elles sont façonnées par les systèmes de connaissances indigènes, les valeurs culturelles et les traditions religieuses/spirituelles de l’Afrique. Poursuivre ces objectifs signifie privilégier la plénitude plutôt que la richesse, la communauté plutôt que la consommation, et la résilience plutôt que le sauvetage.
Le continent africain a tant à offrir au monde : sagesse, valeurs communautaires fortes et moyens de rester résilient et de vivre pleinement même dans les moments difficiles. Mais bon nombre de ces connaissances locales font défaut dans la science mondiale du bien-être.
The Conversation