Pourquoi les ministres africains ne devraient pas gérer les obligations

Afriquinfos Editeur
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Un exemple de tableau d'eurobonds sous le régime de Macky Sall (Dr-Moussa Ndaye)

Paris  (© 2025 The Conversation)- Les Eurobonds (euro-obligations), c’est-à-dire les dettes libellées en devises étrangères, sont devenues un moyen rapide et attractif pour les pays africains d’emprunter de l’argent. Elles sont à l’origine d’une forte augmentation des emprunts commerciaux en pourcentage de la dette extérieure totale : celle-ci a presque doublé, passant de 27 % en 2011 à 52 % en 2020. Mais cette tendance a rendu les pays africains plus vulnérables à la dette.

Plus récemment, on a constaté que beaucoup de ces obligations n’ont pas été bien structurées. Résultat : les pays africains paient des taux d’intérêt beaucoup trop élevés, bien au-dessus de ce que leur situation économique justifierait.

En tant qu’expert  en modélisation des prix des obligations, j’estime que deux facteurs principaux sont à l’origine de la mauvaise évaluation des obligations des État africains. Ils sont étroitement liés.

Premièrement, le manque d’expertise des services de gestion de la dette, dont la mission est de négocier les conditions des accords de dette et de superviser leur exécution. C’est un sujet que j’ai abordé dans un article récent.

Le deuxième facteur, sur lequel je me concentre ici, est que dans de nombreux pays africains, ce sont les ministres des Finances qui gèrent eux-mêmes la responsabilité l’émission des eurobonds. Ils traitent directement avec les banquiers d’affaires, les conseillers juridiques et les agences de notation.

A mon avis, ce n’est pas leur rôle. Les ministres des Finances ne devraient pas diriger les négociations de dette. Ce sont des responsables politiques. Leurs décisions sont souvent influencées par le calendrier électoral, et non par les objectifs de stabilité financière à long terme. Leurs mandats sont courts. Ils cherchent souvent à financer des projets visibles à court terme, ce qui entre en contradiction avec la logique de la dette souveraine, qui engage l’État sur le long terme décennies.

De plus, ils n’ont généralement pas les compétences techniques nécessaires pour négocier les meilleurs résultats possibles.

Mais demander simplement aux ministres de se retirer ne suffit pas. Il faut tenir compte d’une réalité : les bureaux de gestion de la dette manquent souvent de ressources humaines.

Malgré tout, dans un contexte mondial de resserrement des conditions financières, les pays africains doivent éviter que les emprunts soient dictés par des enjeux politiques. Beaucoup cherchent à refinancer leurs eurobonds arrivant à échéance ou à émettre de nouveaux instruments.

Les ministres devraient consacrer leur énergie à s’assurer que leurs services de gestion de la dette disposent d’équipes de haut niveau. Ils devraient ensuite leur laisser la main sur la préparation et la structuration des emprunts.

Les ministres pourraient ensuite jouer un rôle de médiateur en cas de désaccord entre les experts et les banques. Et intervenir en dernier lieu pour finaliser les accords.

Ministres contre experts

Émettre une euro-obligation est un processus complexe. Il faut des compétences pointues en ingénierie financière : modèles de tarification, négociation avec les investisseurs, rédaction des clauses contractuelles, respect des lois de plusieurs pays. Cela exige une solide connaissance des marchés de capitaux.

Lorsque les services de gestion de la dette fonctionnent de manière optimale, ils sont composés de personnes qui ont ces connaissances. Elles combinent des compétences en matière de marchés financiers et de politiques publiques, notamment la gestion de portefeuilles de dette, l’analyse des risques et le traitement des transactions de dette.

Lors de discussions avec des gestionnaires de dette pendant la Conférence sur la dette souveraine africaine, j’ai constaté que les gestionnaires de dette sont mis à l’écart dans les négociations sur les émissions obligataires internationales. Ils sont également mis à l’écart dans le processus d’exécution. On ne les implique qu’en tant que soutien administratif.

Au lieu de cela, ce sont généralement les ministres des Finances qui sont les interlocuteurs privilégiés des banquiers d’investissement. Ces derniers préfèrent s’adresser à un ministre, car cela accélère la conclusion des contrats.

Mais cela réduit les contrôles nécessaires (due diligence) et affaiblit les garde-fous internes. Un ministre peut négliger certaines clauses juridiques complexes ou des détails importants dans la négociation avec les investisseurs. Il peut aussi ignorer les évaluations de soutenabilité ou minimiser les risques budgétaires pour obtenir rapidement les fonds, surtout si cela lui permet de marquer des points politiques.

Prenons l’exemple du Ghana. En 2018, son ministre des Finances avait été salué sur la scène internationale. Le pays avait alors émis une obligation avec une échéance record, ainsi qu’une obligation sans coupon (c’est-à-dire sans intérêts). Mais un an plus tard, le Ghana se retrouvait en défaut de paiement. Ce qui montre que les conditions de l’emprunt n’étaient pas avantageuses. Malgré cela, le ministre avait reçu plusieurs prix récompensant sa gestion en tant que meilleur et plus prudent ministre des Finances d’Afrique.

Autre problème : les conflits d’intérêts. Quand une même personne, en l’occurrence le minsistre, propose, négocie et valide un emprunt, le système manque de mécanisme de reddition des comptes.

Dans de nombreux pays africains, les parlements, les institutions d’audit et la société civile ont une compréhension limitée des détails techniques des accords obligataires. Les ministres peuvent facilement contourner les règles de passation des marchés et les mécanismes de transparence. Ce qui se traduit par des contrats non concurrentiels et des honoraires opaques versés aux souscripteurs et aux conseillers.

Les banquiers d’investissement préfèrent cet arrangement, car il leur est avantageux.

Réformes nécessaires  

Avant que les ministres des Finances puissent céder le contrôle des emprunts, il faut d’abord renforcer les bureaux de gestion de la dette. Cela passe par plusieurs réformes ciblées

Renforcement des capacités grâce à des partenariats stratégiques : les bureaux africains de gestion de la dette devraient travailler avec les syndics internationaux d’émetteurs et les partenaires de développement. Cela leur permet d’acquérir une expérience directe de la structuration, de la tarification et de la commercialisation des obligations mondiales.

Revalorisation du capital humain : les gouvernements doivent attirer et retenir des gestionnaires de dette qualifiés. Cela exige des salaires compétitifs, des possibilités de formation continue et une protection contre les pressions politiques.

Renforcement des capacités techninques: les équipes doivent inclure des analystes quantitatifs spécialisés. Elles doivent aussi être dotées d’outils de veille sur les marchés en temps réel et de programmes professionnels de relations avec les investisseurs.

Transfert progressif des responsabilités : le transfert d’autorité vers les techniciens peut commencer par les emprunts les plus simples.

Le rôle du ministre des Finances doit évoluer. Les ministres doivent assurer un leadership stratégique : approuver les stratégies d’emprunt, veiller à leur alignement sur les objectifs macroéconomiques et impliquer le Parlement et le public.

Leur fonction doit passer d’un contrôle opérationnel à un contrôle institutionnel axé sur la reddition de comptes.

Les réformes structurelles doivent permettre aux bureaux de la dette de disposer des compétences, de l’autonomie et de la transparence nécessaires pour jouer ce rôle de manière efficace.

L’exemple de l’Afrique du Sud est parlant : c’est la division de gestion des actifs et passifs du département du Trésor national qui pilote le programme de financement annuel de l’État.

La professionnalisation du processus d’émission de dette ne se limite pas à &viter des erreurs techniques. Il s’agit également de créer des institutions résilientes, capables de résister aux changements politiques. Cela favorise la crédibilité et l’accès à long terme au capital.

Les ministres doivent rester responsables devant les citoyens. Et les bureaux de la dette doivent travailler en s’appuyant uniquement sur leur expertise technique.

The Conversation