Le Caire (© 2025 The Conversation)- Les espaces artistiques indépendants sont des collectifs d’artistes (et parfois d’autres acteurs culturels) qui se regroupent pour créer un espace commun. Ces espaces sont souvent installés dans d’anciens sites industriels ou dans des quartiers plus abordables de la ville, afin de développer leur pratique ensemble. Ces espaces sont en quelque sorte des institutions artistiques autogérées, qui fonctionnent en grande partie dans l’ombre. Dans le jargon artistique, on les appelle «offspaces» (espaces alternatifs).
Ils fonctionnent en dehors des circuits habituels, sans viser le profit. Ces espaces encouragent l’expérimentation et la prise de risques artistiques. Ils s’intéressent aussi à l’art dans l’espace public, ce qui permet de porter un regard original sur la ville.
Mes recherches m’ont permis de comprendre comment ils tiennent sur la durée. Tous existent depuis au moins dix ans. Leur secret ? La capacité à se réinventer sans cesse. Leur force réside dans leur manière de penser artistique, construite autour de cinq principes fondamentaux mis en évidence dans les exemples ci-dessous.
Les offspaces se trouvent partout, mais ils se sont particulièrement développés en Afrique au cours des deux dernières décennies, dans un contexte de forte urbanisation et d’effervescence artistique. Ce développement est lié à une tendance mondiale : de plus en plus de gens vivent en ville, notamment les jeunes. En 2050, un jeune sur trois dans le monde sera d’origine africaine. Et le continent sera largement urbanisé.
Pourtant, on manque souvent d’imagination face à ces mutations. C’est là que les artistes entrent en jeu. Ils proposent d’autres manières de penser et d’imaginer le monde de demain, plutôt que de se contenter de reproduire l’existant.
Les artistes africains, confrontés à une grande incertitude quotidienne en ville, ont créé petit à petit ces structures. Ces initiatives leur permettent de tracer des voies alternatives, utiles aussi pour d’autres à l’instar des « panya routes », ces raccourcis ingénieux inventés par les conducteurs kenyans de moto-taxi.
Les espaces que j’ai visités cherchent à s’affranchir de la dépendance aux financements étrangers, car les soutiens publics sont très faibles, voire inexistants. À la place, ils développent des modèles hybrides : philanthropie locale, économie collaborative, revenus auto-générés.
Leur but : posséder leurs propres terrains, créer du patrimoine, et pouvoir ainsi construire l’avenir. Le GoDown Arts Centre a été créé en 2003. Ancien complexe de grands entrepôts réaménagés («godowns») situé dans la zone industrielle de Nairobi, il est actuellement en travaux pour devenir un centre culturel emblématique.
GoDown 2.0 est un projet ambitieux et polyvalent, pensé pour fonctionner à différentes échelles, comme une fractale. Il comprendra une grande façade accueillante menant à un espace semi-public pour la musique et la danse. Au centre du site, on trouvera des ateliers d’artistes. Il abritera également des galeries, une bibliothèque, un musée, un auditorium, des bureaux, un hôtel, un restaurant, des salles de conférence et un parking.
Sa reconstruction est un bon exemple de la manière dont les artistes créent petit à petit des espaces publics. Le projet suit une démarche radicale de conception participative, basée sur des années de contributions venues de tous horizons. L’objectif était de repenser le bâtiment et son lien avec la ville.
Cette philosophie de départ, fondée sur l’horizontalité, premier principe clé – c’est-à-dire une organisation sans hiérarchie rigide – est aussi au cœur de son événement phare : le festival annuel Nai Ni Who? (Qu’est-ce Nairobi ?). Ce sont les habitants eux-mêmes qui en sont les curateurs. La ville du quotidien devient l’œuvre d’art. Pendant le festival, on explore les quartiers à pied. On y découvre ce qui va bien, ce qui va moins bien, et ce qui pourrait changer. Ces observations concrètes nourrissent aussi les discussions que le GoDown mène avec les décideurs politiques pour imaginer le Nairobi de demain.
2. ANO Institute d’Accra au Ghana
Le Musée Mobile de l’ANO Institute à Accra. Kim Gurney
ANO, a été fondé en 2002. L’institut a d’abord vu le jour dans un parc public, avant de s’installer dans un ancien atelier de réparation automobile transformé en galerie. Juste en face, de l’autre côté de la rue, se trouvaient les bureaux, un espace de résidence artistique et une bibliothèque en pleine expansion.
L’un des éléments les plus marquants était une structure rectiligne posée à côté : le Musée Mobile. Il reprenait la forme des petits kiosques de rue très répandus à Accra. Ces kiosques changent souvent de fonction : jardin d’enfants le jour, église le soir, par exemple.
Ce musée vide, pliable et transparent, a parcouru le pays en 2018 et 2019. Il invitait les habitants à imaginer ce qu’il pouvait contenir. Il est ensuite revenu avec ces idées. Il a marqué le début d’une initiative plus vaste et toujours en cours, le Future Museum, qui cherche à inventer une forme d’exposition plus adaptée à une culture en perpétuel mouvement, profondément ancrée dans la vie quotidienne.
ANO incarne le deuxième principe : la performativité, qui consiste non seulement à dire des choses à travers l’art, mais aussi à agir avec l’art. Plus récemment, ANO a été reconstruit sur un nouveau site au cœur d’Accra. Le bâtiment a été conçu par Ophelia Akiwumi, une architecte de 87 ans. Il est entièrement fait en raphia, dans une logique de valorisation des savoirs locaux.
3. Townhouse Gallery du Caire en Égypte
Une pièce d’un blanc immaculé avec un sol en bois, où une peinture figurative est exposée entre deux portes qui s’ouvrent sur un balcon avec des balustrades métalliques, des arbres et des bâtiments en vue.
La Townhouse Gallery en 2019, exposant des peintures d’Imane Ibrahim. Kim Gurney
J’ai visité Townhouse juste après qu’elle a réinvesti ses locaux en centre-ville à la suite d’un effondrement partiel. Mais ce retour n’a été qu’un sursis. Elle a fermé définitivement peu après, en raison d’un concours de circonstances difficiles et complexes. Sa fermeture a mis fin à 21 années de luttes pour ressusciter la galerie. Pour un espace indépendant, tenir aussi longtemps – de 1998 à 2019 – relève de l’exploit.
Cette longévité s’explique en partie par ses réseaux de solidarité, notamment avec les communautés du quartier, principalement des garages et autres artisans qui ont même aidé Townhouse à se reconstruire. À son apogée, Townhouse comprenait une galerie d’art, une bibliothèque, un théâtre et une salle de spectacle, et a notamment donné naissance à d’autres espaces.
Tel un un phénix, la dernière en date a vu le jour sur les ruines de la galerie : Access Art Space. Ce nouveau lieu redonne vie au même espace physique avec des expositions d’arts visuels.
Le dernier en date a renaît de ses cendres, comme un phénix : Access Art Space, qui redonne vie au même espace physique avec des expositions d’arts visuels. L’héritage de ce lieu repose sur un troisième principe l’élasticité : savoir s’adapter aux changements permanents, mais aussi avoir le courage de dire non quand les conditions deviennent intenables – ce que certains appellent « le bon “non” ».
4. Musée ZOMA d’Addis-Abeba en Éthiopie
Une petite structure curieuse se dresse dans un jardin en terrasses de pierre. Elle présente des volutes complexes et ornées qui semblent être en argile à l’extérieur, ainsi qu’une toiture et des fenêtres modernes.
L’un des bâtiments du musée Zoma, construit par des artisans locaux selon des techniques ancestrales. Kim Gurney
Le Musée ZOMA a lui aussi connu plusieurs vies. Tout a commencé modestement, avec un festival d’art public de trois jours appelé Giziawi #1 (Temporaire). Ce festival mêlait performances et expositions un peu partout dans la ville, en mettant l’accent sur Meskel Square, un espace public central à Addis-Abeba.
De cette initiative est né en 2002 le Zoma Contemporary Art Centre. Puis en 2019, le ZOMA Museum a vu le jour, après que ses cofondateurs ont acheté un terrain pollué. Sa transformation en un écosystème vert est devenue un exemple phare d’architecture durable.
Le musée a été construit par des artisans locaux, en terre et en paille, selon des techniques traditionnelles vieilles de plusieurs siècles. Pourtant, ses bâtiments élégants ont une allure presque futuriste.
Zoma incarne le quatrième principe de convergence : le passé, le présent et l’avenir se côtoient. Il s’agit également de mener plusieurs activités, comme la gestion de l’école Zoma, une maternelle héritée. Le terrain fait partie du programme scolaire.
À peine un an après son ouverture, ZOMA a déjà donné naissance à un nouveau projet : une antenne dans un parc naturel récemment inauguré, qui allie nature, culture et loisirs.
5. Nafasi Art Space de Dar es Salaam en Tanzanie
La salle de classe de l’école d’art autoconstruite de Nafasi à Dar es Salaam. Kim Gurney
Nafasi signifie « opportunité » ou « chance » en swahili. Un mot qui résume bien l’esprit de Nafasi Art Space, créé en 2008. Ce lieu incarne le cinquième et dernier principe de la pensée artistique : la seconde chance. Il consiste à redonner vie à des matériaux, à des personnes ou à des situations.
En atteste la nouvelle école d’art de Nafasi. Elle a été construite à partir de conteneurs maritimes recyclés, comme le reste du site : ateliers d’artistes, grande galerie et scène de spectacle. En 2022, la promotion de l’académie rassemblait des profils variés : une avocate généraliste, un comptable, et des artistes. Le tout dirigé par une biologiste.
La Nafasi Art Academy s’est inspirée du grand marché local de Kariakoo pour concevoir son bâtiment, notamment pour sa toiture surélevée et son escalier en spirale. Le programme de formation part aussi du contexte local. Il est organisé en thèmes pour répondre à des questions soulevées par la communauté elle-même.
Comme les autres offspaces, Nafasi a pour fonction principale de raconter des histoires. Et celle qu’elle raconte le mieux, c’est la création d’institutions comme une forme d’art à part entière.
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