Abidjan (© 2025 Afriquinfos)- Nelson Amenya, un entrepreneur kényan devenu lanceur d’alerte est l’une de ces figures qui refusent de fermer les yeux face aux injustices. Son nom est dorénavant synonyme de courage et de lutte contre la corruption, après ses révélations explosives sur un accord controversé entre le Gouvernement kényan et le conglomérat indien Adani Group. Découvrez le parcours et les projections sur le court terme de ce lanceur d’alerte dont l’activisme a fait échouer un deal injuste de 2 milliards de dollars entre l’Etat kényan et un magnat indien.
Nelson Amenya, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, notamment nos lecteurs en Afrique francophone, vous vous êtes fait un nom dans votre pays, le Kenya, en tant que lanceur d’alerte ayant révélé un accord de haut niveau impliquant une grande entreprise indienne et des responsables gouvernementaux. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet accord, comment vous en avez entendu parler, et ce que vous avez fait pour le révéler ?
Nelson Amenya: Merci pour l’opportunité. L’accord concernait une proposition de location de la JKIA (Aéroport international Jomo Kenyatta, notre principal aéroport et le plus grand de la région) à un conglomérat indien, le groupe Adani.
Cette entreprise a une histoire très sombre de corruption, de manipulation boursière, de pots-de-vin, de fraude et bien plus encore. Adani avait réussi à obtenir l’approbation initiale de l’Autorité aéroportuaire en un temps record d’une journée pour un contrat de BOT (Construction, exploitation et transfert) de l’aéroport après 30 ans. Le projet comprenait la construction d’un nouveau terminal et un développement urbain côté ville.
C’est lors des manifestations contre le projet de loi de finances 2024, juste après les protestations majeures et les plus meurtrières du 25 juin 2024 que des sources au sein du Gouvernement ont osé s’exprimer et révéler cet accord secret, qui jusqu’alors avait échappé à l’attention du public et à tout contrôle, de manière intentionnelle.
Certaines personnes m’ont contacté pour exposer cet accord. Ce que j’ai accepté car nous étions au plus fort des manifestations et nous voulions tous contribuer à la révolution en cours. Étant à l’étranger, j’étais plus en sécurité, car le Gouvernement réprimait à ce moment-là les dissidents et les critiques sur le web. Étant en France, je n’avais pas ce risque, donc je pouvais facilement exposer l’affaire tout en restant en sécurité, contrairement à ce qui se serait passé si j’étais encore été au Kenya.
J’ai donc minutieusement examiné les documents et identifié plusieurs signaux majeurs d’alerte. Par exemple, il n’était pas prévu de construire une deuxième piste, aucun autre aéroport similaire ne pourrait être construit au Kenya par une autre entité. Adani prendrait une participation de 18% dans l’aéroport après la fin du bail, et ce sans limitation temporelle.
Même les employés n’avaient aucune garantie de conserver leur emploi après la reprise de l’aéroport. Ils ont même été jusqu’à demander des modifications des lois kényanes pour qu’elles s’adaptent à leurs opérations. Cette entreprise menaçait directement notre souveraineté, car elle avait réussi à corrompre quelques responsables gouvernementaux, y compris le Président W. S. Ruto lui-même qui s’est par la suite défendu publiquement de façon virulente, en affirmant qu’il n’était pas «un fou» pour vendre l’aéroport.
Après m’être assuré de bien comprendre tous les détails, j’ai commencé à publier des extraits des documents et à expliquer leur signification à mes compatriotes sur mon compte X. Cela est devenu viral du jour au lendemain, atteignant plus d’un million de vues et attirant finalement l’attention de toute la nation.
Cela a entraîné des manifestations massives et des grèves des employés de l’aéroport. Le Parlement a suspendu l’accord jusqu’à la fin de son enquête. Certains Kényans ont également saisi la justice pour obtenir des ordonnances de suspension de l’accord. Tout le pays s’est uni pour empêcher sa signature.
Après avoir sensibilisé l’opinion publique, l’accord a été annulé. Quelle est la situation actuelle du projet et quelles ont été les conséquences pour votre vie personnelle? Vous sentez-vous menacé ?
L’inculpation du groupe Adani aux États-Unis a conduit non seulement à l’annulation de l’accord sur l’aéroport, mais aussi à l’annulation de tous les autres contrats signés avec Adani, comme celui sur le transport et la fourniture d’électricité avec KETRACCO.
J’ai été menacé à plusieurs reprises. J’ai reçu des informations selon lesquelles des agents des services de sécurité avaient été envoyés du Kenya pour me retrouver, mais ayant été prévenu, j’ai exposé cette tentative dans les médias. Les médias internationaux ont été d’une grande aide pour me protéger dans cette période d’incertitude durant laquelle on peut dire que j’ai été traqué.
D’un point de vue légal, ils ont intenté des poursuites en diffamation contre moi par l’intermédiaire de l’homme d’affaires Jayesh Saini en France et au Kenya. J’ai gagné le procès en France. Le chef de la majorité au Sénat kényan m’a également poursuivi en diffamation dans le but de me réduire au silence et de m’intimider. Ils se sont même attaqués à mes parents pour essayer de me faire taire. Je me sens menacé, mais je dois rester fort pour mon pays, car nous sommes les acteurs du changement qui permettront enfin à notre pays de se relever.
Vous dites être menacé et ne pas pouvoir retourner au Kenya… Pourtant, en connaissant les risques, vous avez décidé de révéler l’accord. Qu’est-ce qui sous-tendait votre démarche ?
Je crois que, même face au danger, ceux qui changent le monde sont ceux qui prennent des risques, que ce soit une question de vie ou de mort. Vivre une vie sans signification n’a aucun sens ; il vaut mieux mourir en héros et changer son pays à jamais.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune confronté à une situation similaire dans son pays ?
D’abord, il doit être conscient des conséquences de sa décision de dénoncer la corruption ou les crimes économiques et être prêt à vivre avec cette nouvelle réalité. Le risque en vaut la peine lorsque l’on voit l’impact que nos actions peuvent avoir sur tout un pays voire sur le monde entier.
Ensuite, il est crucial d’avoir des alliés, des personnes qui peuvent vous connecter aux bonnes personnes : journalistes, leaders d’opinion qui peuvent aider à faire avancer le sujet. Il faut aussi avoir un compte sur les réseaux sociaux où l’on peut publier son histoire ou ses révélations de manière indépendante, car parfois, d’autres canaux peuvent être trop lents à réagir.
Enfin, il faut être très cohérent et persévérant, ne jamais abandonner même lorsque cela semble impossible.
La jeunesse africaine est-elle suffisamment impliquée en politique ?
Pendant longtemps, les jeunes Africains se sont tenus à l’écart de la politique active, la considérant comme une affaire réservée aux générations plus âgées. Mais récemment, comme nous l’avons vu au Kenya l’année dernière, cela change rapidement. Nous assistons à l’émergence d’un activisme juvénile et à un nombre croissant de jeunes qui se portent candidats à des postes de direction. L’avenir s’annonce prometteur avec cet éveil des jeunes.
Comment percevez-vous le rôle des réseaux sociaux que vous avez largement utilisés à l’avenir dans la transformation de la politique et la reddition des comptes ?
Les réseaux sociaux ne nécessitent pas l’autorisation d’un rédacteur en chef qui pourrait avoir ses propres intérêts. Les histoires qui émergent sur ces plateformes sont organiques et authentiques. Les réseaux sociaux ont révolutionné l’activisme en permettant à chacun de revendiquer ses droits et de lancer un mouvement. Ce n’est plus réservé à une élite ayant accès aux médias traditionnels, et cela ne nécessite aucun budget pour le lobbying. C’est totalement libre et spontané. Je pense que c’est l’avenir de l’activisme, de la transparence et de la responsabilité. Nous interpellons directement nos dirigeants sur X, et ils répondent. Lors des manifestations, le Président W. S. Ruto est même intervenu en direct sur X Spaces pour répondre aux questions des jeunes.
Avez-vous senti que le système judiciaire au Kenya offrait suffisamment d’outils pour traiter ce type de problème et protéger les lanceurs d’alerte ? Quelles améliorations pourrait-on y apporter selon votre expérience ?
Le système judiciaire était très lent et bureaucratique, avec peu d’aide immédiate. Il n’existe pas d’outils spécifiques pour traiter ces problèmes ni pour protéger les lanceurs d’alerte, et cela doit changer. Même en France, la situation n’était pas idéale, surtout en tant qu’étranger.
Le système judiciaire devrait mettre en place un mécanisme de protection des lanceurs d’alerte afin qu’ils ne soient pas réduits au silence ou intimidés par des poursuites, et qu’ils bénéficient d’une aide juridique gratuite.
Quel est l’avenir de Nelson Amenya maintenant que cette histoire appartient de plus en plus au passé ? Quels sont vos projets ? Entrepreneuriat ? Politique ?
Je compte me consacrer à la Société civile et me concentrer sur la dénonciation des crimes économiques, ainsi que sur l’autonomisation des jeunes en Afrique pour faire de même. Je travaille avec des partenaires sur un livre et d’autres supports pédagogiques basés sur mon expérience de lanceur d’alerte.
J’ai également une entreprise de Conseil qui aide les sociétés cherchant à entrer sur le marché africain en leur fournissant des analyses et des stratégies d’entrée. Quant à la politique, peut-être un jour… Car c’est le seul moyen sûr de changer les politiques et d’implémenter des réformes. Notre pays a besoin de nouvelles idées et de jeunes esprits pour faire les choses différemment.
Merci beaucoup, nous vous souhaitons le meilleur.
Afriquinfos