(© 2025 The Conversation)- Lorsque le ciel sahélien devient le théâtre d’un incident armé, c’est toute la géopolitique maghrébo-africaine qui s’en trouve révélée. La destruction du drone malien le 1er avril par l’armée algérienne dépasse le simple fait militaire. En effet, il marque un tournant dans la configuration stratégique régionale.
La controverse repose sur une confrontation des récits souverainistes, où chaque État défend sa vision de la légitimité et de l’intégrité de son espace aérien. Ainsi, le Mali affirme que l’Algérie a abattu un drone de son armée sur son propre territoire. Ce qui constituerait une violation de son espace aérien.
En revanche, l’Algérie a rejeté ces accusations, précisant que le drone a violé son espace aérien. Par conséquent, Alger a décidé de fermer son espace aérien aux avions en provenance et à destination du Mali. Bamako a riposté en adoptant la même mesure.
Cet incident, survenu dans un contexte déjà marqué par les tensions, s’inscrit dans une dynamique dont les racines remontent au retrait du Mali, en janvier 2024, de l’Accord d’Alger de 2015 pour la paix et la réconciliation.
L’Algérie, qui se perçoit comme l’acteur décisif dans les équilibres sahéliens, a eu le sentiment, ces derniers mois, que plusieurs leviers de son influence lui échappaient. Il y a eu le retrait du Mali de l’Accord d’Alger, son rapprochement politique et sécuritaire avec des puissances non traditionnelles dans l’espace régional, telles que la Russie, la Turquie et la Chine. Ces pays ont renforcé leur présence en offrant des partenariats économiques, militaires et diplomatiques alternatifs à ceux proposés par Alger.
Pour avoir étudié la géopolitique du Maghreb, les dynamiques sécuritaires en Afrique du Nord et au Sahel, je suis persuadé que ce sont autant de signes que l’Algérie a interprétés comme une tentative de remise en cause de son influence sur son flanc sud, frontalier avec le Mali.
L’affaire du drone est alors devenue un prétexte pour tenter d’enrayer cette dynamique. Elle sert aussi à affirmer que ce n’est pas seulement l’espace aérien qui exige un respect de la souveraineté, mais également l’influence politique et stratégique de l’Algérie dans la région — notamment en tant que médiateur historique et garant des solutions diplomatiques aux crises sahéliennes.
En tant que plus grande puissance territoriale du Maghreb, l’Algérie bénéficie d’un poids géopolitique renforcé par sa stabilité interne et son rôle central dans les mécanismes régionaux de sécurité comme le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC), structure d’état-major regroupant les forces armées de plusieurs pays du Sahel (Mali, Niger, Algérie, Mauritanie).
Ainsi, son rôle de leader en matière de sécurité et de stabilité, aux échelles continentale et internationale, est consolidé par sa présence au Conseil de sécurité de l’ONU et sa participation active au Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine.
Une fracture plus ancienne
Dans une Afrique sahélienne en pleine recomposition, le Mali — désormais aligné sur Moscou — redéfinit ses alliances et se projette dans une autonomie stratégique, en particulier celles menées par l’Algérie et les cadres multilatéraux hérités de l’Accord d’Alger.
À l’inverse, l’Algérie, puissance régionale aux prétentions stabilisatrices, se sent progressivement marginalisée. Le retrait malien de l’Accord d’Alger, l’ouverture vers de nouveaux partenaires sécuritaires, l’inflexion du discours sahélien — sont autant de signes interprétés à Alger comme des tentatives d’érosion de son autorité méridionale.
En retour, Bamako adopte un discours plus virulent, allant jusqu’à qualifier officiellement l’Algérie d’« État soutien au terrorisme ». En tant que chef de file de la médiation et garante de l’Accord de 2015, Alger est perçue par les autorités maliennes de transition comme excessivement conciliante envers des acteurs – notamment la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) – accusés de porter atteinte à l’intégrité territoriale du pays.
La tenue de rencontres entre des représentants de ces groupes et des diplomates algériens sur le sol algérien est interprétée à Bamako comme une forme d’ingérence voilée. Cette perception s’inscrit dans une stratégie plus large de réaffirmation de la souveraineté par les autorités maliennes, déterminées à redéfinir leurs alliances et à se détacher des cadres de médiation jugés partiaux ou obsolètes.
Dans le contexte actuel de tensions entre Alger et Bamako, il est essentiel de replacer les dynamiques en cours dans une perspective historique et stratégique plus large. La détérioration des relations entre les deux pays ne saurait être interprétée uniquement sous l’angle d’une volonté unilatérale de rupture de la part d’Alger. Elle s’inscrit plutôt dans un ensemble de reconfigurations géopolitiques où de nouveaux acteurs cherchent à redéfinir les équilibres régionaux, parfois au détriment des alliances traditionnelles.
La fragilisation des relations algéro-maliennes soulève ainsi des interrogations légitimes sur les effets d’une telle désarticulation pour la sécurité régionale. Loin d’un simple différend bilatéral, cette tension pourrait avoir des implications durables sur les dispositifs de sécurité collective et de coopération transfrontalière, notamment dans des zones sensibles comme celle de Tinzawaten (frontalière avec l’Algérie), où les affiliations communautaires transcendent souvent les frontières étatiques.
Une incompréhension structurelle
Le fond du problème réside dans l’incapacité de l’Algérie à développer une vision stratégique cohérente vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne. Une logique de méfiance obsessionnelle envers les ingérences extérieures domine encore, selon laquelle toute dynamique dans le Sud serait trop souvent le résultat de manipulations extérieures.
De leur côté, les élites sahéliennes restent prisonnières des traumatismes du passé, recyclant les accusations contre leurs anciens alliés dès que le contexte évolue.
Ce que redoute l’Algérie dans la région sahélienne, elle pourrait bien y contribuer elle-même, par une posture qui, bien qu’en apparence résolue, trahit une forme de précipitation et de mauvaise évaluation stratégique. C’est là toute l’ironie de la situation.
Plus l’Algérie multiplie les démonstrations de force et adresse des signaux explicites ou implicites de mise en garde aux États voisins, au premier rang desquels le Mali, et le Niger, plus elle offre à ses véritables rivaux des opportunités pour étendre leur influence dans ce qu’elle considère comme son arrière-cour stratégique.
L’inquiétude d’Alger concernant l’évolution de son flanc sud s’inscrit dans une lecture classique de la profondeur stratégique. Perdre de l’influence au Sahel reviendrait pour l’Algérie à affaiblir son statut de puissance régionale, à compromettre sa sécurité frontalière, et à laisser se développer des foyers d’instabilité potentiellement instrumentalisés contre elle.
À cela s’ajoute la hantise de voir l’axe Rabat–Abu Dhabi–Paris ou même Moscou capitaliser sur ses faux pas, en s’érigeant en partenaires de rechange plus lisibles, plus investis, ou simplement plus disponibles.
Dans un tel scénario, l’Algérie risque d’avoir, par ses propres actions, précipité les États sahéliens dans les bras de ses adversaires (Maroc, Émirats arabes unis, France…), révélant ainsi une certaine fragilité dans sa vision stratégique. Ce constat est d’autant plus regrettable que l’Algérie, forte de son histoire, de sa supériorité militaire et de son potentiel économique, aurait dû incarner le garant naturel de la stabilité sahélienne.
En contrepartie, les juntes militaires sahéliennes, au Mali en particulier, ont fragilisé la gouvernance régionale en affaiblissant la légitimité institutionnelle, en rompant les cadres de coopération sécuritaire et en militarisant la sphère politique.
Vide sécuritaire
Leur prise de pouvoir a favorisé l’émergence de l’Alliance des États du Sahel (AES), présentée comme une alternative souveraine aux cadres de coopération traditionnels. Toutefois, cette orientation a contribué à l’isolement diplomatique de ses membres, au retrait progressif des missions internationales de stabilisation – Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), Takuba et Mission de formation de l’UE au Mali (EUTM) – et à l’affaiblissement des mécanismes multilatéraux de sécurité collective.
En l’absence de ces dispositifs, le vide sécuritaire s’est élargi, favorisant la fragmentation du territoire et l’émergence de zones d’autorité de facto échappant à tout contrôle étatique.
Dans ce contexte, des puissances comme la Russie – via «Corps africain» (ex-Groupe Wagner) – ont accru leur emprise stratégique. Elles exploitent les ressources naturelles en échange d’un appui sécuritaire, au prix d’une souveraineté de plus en plus négociée.
Vers une nouvelle doctrine sahélienne algérienne ?
Il existe une réalité géopolitique inéluctable : l’Algérie n’est pas un simple État voisin du Mali et du Sahel. Elle est leur prolongement naturel, un destin géographique incontournable. Repousser ces pays vers des pôles d’influence concurrents – consciemment ou par erreur de jugement – constitue une double perte : pour la sécurité régionale d’une part, et pour le capital symbolique de l’Algérie en Afrique d’autre part.
Ce que requiert la crise algéro-malienne n’est ni l’escalade verbale ni la surenchère diplomatique, mais un recentrage stratégique, fondé sur quatre axes complémentaires.
D’abord, la réouverture de canaux diplomatiques multilatéraux impliquant les puissances influentes au Mali — Russie, Turquie, États d’Afrique de l’Ouest.
Ensuite, l’activation de mécanismes de médiation préventive via l’Union africaine et d’autres instances régionales crédibles.
Il est également crucial de dissocier les tensions étatiques des liens humains et sociaux profonds entre les populations frontalières, qui partagent histoire, culture et appartenance religieuse.
Enfin, l’Algérie doit mobiliser sa diplomatie d’influence : investir dans le développement du nord du Mali, en articulant sécurité, infrastructures, sécurité alimentaire et ressources spirituelles, notamment soufies (Tijaniyya).
Les crises, comme le rappelle la science politique, sont aussi des opportunités de refondation. Celle-ci doit servir à consolider une architecture de sécurité régionale inclusive, durable, et respectueuse des souverainetés partagées.
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