Dr Yves Ekoué Amaïzo, économiste, Consultant international en Business et en Management de projets, interprète les répercussions économiques attendues de ces sinistres qui ont atteint également les deux grands marchés du Togo, celui de Lomé et de Kara.
Répercussions générales des incendies des marchés de Lomé et de Kara à moyen et long termes
(…) Votre question pourrait faire croire que les incendies des marchés et des nombreuses propriétés privées au Togo en ce début d’année 2013 sont accidentels. Il s’agit d’incendies criminels comme l’a reconnu le Gouvernement. Cela pose le grave problème de la défaillance (…) de la protection civile (…) Cela dit, il faut se demander à qui profite ces incendies criminels ? S’agirait-il d’empêcher l’opposition de s’organiser pour les prochaines élections législatives décidées unilatéralement par le Gouvernement pour fin mars 2013 ? Si c’est cela, il est demandé à l’Union européenne de repousser dans le temps son financement et l’envoi de ses observateurs (…)
A court terme, c’est une perte de pouvoir d’achat et d’opportunités d’affaires pour les classes pauvres et moyennes. A moyen et long termes, cela se traduira par une déstabilisation des populations vulnérables. Au-delà d’une richesse en perte de vitesse des fameuses femmes commerçantes nommées « Nana Benz », ce sont toutes les très petites affaires des secteurs formels comme informels qui risquent de ne pas se relever rapidement au plan économique. Il est vrai que ces femmes arrivaient à s’en sortir dans le cadre d’un réseau de distribution qui privilégiait l’emploi informel sans sécurité sociale. Mais sans un marché reconstruit et fonctionnel, il sera difficile de croire en une relance économique qui profiterait à cette catégorie laissée pour compte de la population togolaise. Pour le cas du marché de Kara, c’est encore plus dramatique car la situation géographique ne permet pas aux opérateurs sur ce marché de se replier sur les marchés des pays voisins pour continuer leurs affaires.
Dire, selon vous, que les acteurs de ces marchés « innervaient les principales régies financières togolaises en recettes » n’est pas tout à fait exact. Plus de 70 % des activités sur ces marchés se faisaient dans le réseau informel avec peu de recettes directes pour l’Etat. Mais cela assurait pourtant une activité d’emploi de proximité et offrait une flexibilité sur le marché de l’emploi. Les activités connexes comme le transport, les crédits et autres garanties risquent par contre de subir un sérieux ralentissement.
Place des marchés de Lomé et de Kara dans l’économie togolaise
Il est difficile de répondre à votre question avec précision. Selon la Banque mondiale, le produit intérieur brut de l’économie togolaise était d’environ 1.556,5 milliards de FCFA en 2010 (3,2 milliards de dollars des Etats-Unis) et de 1.698,7 milliards de FCFA (3,49 milliards de $US) en 2011. Selon la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique (Rapport annuel 2012), plus de 32,6 % du PIB togolais se réalisent dans les services, plus de 43,5 % dans l’agriculture et autour de 23,9 % dans l’industrie et les mines. Les activités des grands marchés sont à classer principalement dans le secteur des services, même si les produits vendus peuvent provenir des autres secteurs et souvent des importations.
Comme l’essentiel des activités ne sont pas comptabilisées car s’effectuant dans l’économie informelle, les statistiques officielles ne permettent pas de donner un aperçu réel de la contribution des marchés à l’économie togolaise, encore moins le niveau estimé des pertes subies, directes et indirectes suite à ces incendies criminels. La question mérite d’être posée au Gouvernement togolais. Mais, en tant qu’économiste, on peut estimer la contribution de l’ensemble des marchés togolais à l’économie nationale (secteurs formel et informel confondus) à environ 25% du secteur des services, les deux marchés brûlés, -les plus importants dans le pays- portent sur environ la moitié (12,5%). Au-delà des statistiques, il s’agit du poumon économique des classes pauvres et moyennes. C’est aussi le principal point d’écoulement des biens produits en zones rurales ou péri-urbaines.
Mesures d’urgence face à ces drames
On ne peut faire comme s’il n’y avait pas eu de défaillance de l’Etat togolais. Les services chargés du gardiennage des marchés sont bien silencieux. Les pompiers togolais qui n’ont ni les moyens humains, financiers ni techniques doivent voir leurs moyens et formations mis à jour (…)Bref, la défaillance des services publics pose le problème d’une privatisation de l’ensemble des services de sécurité et de protection des biens et personnes sur les marchés togolais. Je serais donc favorable à la mise en place d’une structure publique-privée avec une gestion paritaire dirigée sur une base élective et rotative pour gérer les services aux usagers du marché. L’Etat défaillant doit sortir de la gestion (…)Une fois cette structure publique-privée mise en place, il faut des financements. L’Etat responsable devra mettre la main à la poche pour couvrir partiellement sa défaillance. Mais l’avenir devra reposer sur des systèmes de cotisations fonctionnant comme des assurances contre l’accident et un fond de secours venant en aide aux victimes directes. Cela suppose un véritable recensement des acteurs réguliers du marché.
Pour les personnes qui ont pris des crédits et n’ont pas pu honorer leurs engagements auprès des institutions financières de la place – formelles comme informelles-, il y a lieu de négocier un moratoire sous forme de délai de grâce dont le coût sera imputé au Gouvernement qui devra peut-être alors emprunter pour cela, compte tenu de son incapacité à offrir des services aux usagers des marchés.
Enfin, les marchandises perdues doivent faire l’objet d’un audit au même titre que les pertes liées aux bâtiments. La facture devra malgré tout être mise sur la table du Gouvernement du fait justement de sa responsabilité. Que ce soit une responsabilité sans faute ou avec faute de l’Etat, une reprise rapide des activités passe par le retour de la confiance au sein des opérateurs et donc la capacité à rembourser les crédits et autres engagements pris au sein d’un réseau complexe de prêteurs, d’emprunteurs et d’institutions financières.
Lien intrinsèque pauvreté-sinistres
(…) Si en effet, le mécanisme de « redémarrage » des activités des marchés n’est pas mis en place rapidement, il faut craindre que le niveau de pauvreté et de paupérisation des ménages ne s’accroisse. Si le Gouvernement n’avait pas fermé unilatéralement par exemple la structure « REDEMARRE » (groupement d’intérêt économique spécialisé dans la microfinance et le soutien au secteur informel), peut-être que ces structures serviraient aujourd’hui de soupapes de sécurité pour les personnes victimes collatérales des incendies des marchés au Togo. Il aurait suffit de les renflouer pour avoir une structure opérationnelle immédiatement où la confiance régnait au sein des sociétaires.
Procéder à des « réparations », reconstruire
Oui, les marchés sont des centres par excellence où se côtoient les acteurs du secteur formel et ceux de l’informel. Les statistiques actuelles ne permettent pas de recenser l’essentiel des activités sur les marchés. Par contre, je ne lierais pas les problèmes de l’incendie ou même de l’existence du secteur informel à l’étiquetage des prix sur les produits sur les marchés. Il s’agit là d’une volonté simple d’un Gouvernement approuvé par un Parlement non-monocolore pour que l’étiquetage des prix devienne une pratique au Togo. Mais qui en a la volonté réelle ?
Ni la plupart des commerçants qui fixent encore les prix à la « tête du client », ni le Gouvernement ne sont très pressés pour faire évoluer les choses dans ce sens. Par ailleurs, les contrôles du respect des étiquetages risquent de poser d’autres problèmes compte tenu du niveau de corruption ou d’incivisme parmi ceux qui sont censés contrôler les mauvaises pratiques des commerçants et commerçantes. Mais une structure publique-privée dont la gestion est confiée aux responsables du marché sur une base électorale pourrait parfaitement faire accepter de telles mesures qui vont dans le sens de la transparence des prix et de l’égalité de tous devant le prix affiché.
Avenir des Nana-Benz et de la réputation des marchés brûlés
Le déclin des célèbres femmes commerçantes dites « Nana Benz » a commencé depuis plus d’une quinzaine d’années. Les incendies vont certainement accélérer le mouvement. Mais la cause du déclin pour certaines tient à un manque de stratégie à long-terme, d’adaptation dans la chaîne de valeurs de la production et de la commercialisation, au fait aussi de croire qu’elles peuvent ad aeternam bénéficier des asymétries de marché, c’est-à-dire acheter à un endroit et vendre de l’autre alors que la compétition est devenue vive avec l’arrivée des pays asiatiques.Une grande partie de ces commerçantes a préféré opter pour des facilités fiscales négociées à huis clos au lieu de s’associer pour maîtriser la chaîne de production.
Par exemple, au lieu de continuer à aller acheter des tissus en Hollande, Autriche, Chine ou ailleurs pour venir les vendre au Togo et dans la sous-région, elles auraient gagné à s’associer pour acheter une usine textile pour la délocaliser sur le sol togolais et produire localement. Aussi, quand elles créent le modèle d’un dessin sur pagne, peuvent-elles sortir le pagne directement au lieu de se le faire voler par des partenaires asiatiques très peu scrupuleux sur les droits d’auteurs, par exemple.
Bref, elles auraient gagné aussi à se faire conseiller par des experts togolais locaux comme dans la Diaspora. Enfin, beaucoup de ces femmes commerçantes n’ont pas jugé nécessaire d’investir pour améliorer leur productivité mais ont utilisé leur richesse pour des biens immobiliers souvent sans rapport avec l’activité principale.Peut-être qu’il faudra simplement changer le nom des marques de voitures… Le problème est que certaines « Nana Benz » sont devenues des « Nana Zemidjan (motocyclettes locales)» ; ce qui témoigne des difficultés à progresser dans le secteur et n’est pas aussi valorisant.
Réaction des autres opérateurs économiques face à la catastrophe
On n’est donc plus dans la responsabilité de l’Etat mais dans la solidarité d’une partie du peuple togolais envers une autre partie. Ceux que vous appelez grands opérateurs économiques doivent être cités nommément. Car s’il s’agit d’offrir des soutiens financiers sans contreparties, personne ne peut s’y opposer. Il s’agit de dons. Mais s’il s’agit d’apporter des crédits et autres fonds d’appuis remboursables, les modalités doivent être sérieusement discutées et acceptées par les personnes sinistrées. Sinon à terme, plusieurs de ces personnes sinistrées risquent de ne pouvoir rembourser et au pire, voir le peu de « propriété » dont ils ou elles disposent changer de propriétaires.
Afriquinfos