Ayo Aroloye tenait son nouveau-né dans les bras lorsque qu’une coupure d’électricité a plongé dans le noir la maternité de l’hôpital de Lagos, la plus grande ville du Nigeria.
L’homme de 34 ans a dû allumer la lampe torche de son téléphone pour que le médecin en train de recoudre sa femme puisse voir ce qu’il faisait. C’était l’épisode de trop pour M. Aroloye qui, comme de nombreux Nigérians de la classe moyenne, a décidé qu’il était l’heure de « japa » – terme qui signifie « fuir » en yoruba, langue du sud-est du Nigeria.
« Ce jour-là, le rêve nigérian s’est éteint en moi », raconte-t-il à l’AFP. Après deux ans à attendre un visa, il a déménagé avec sa famille au Canada, où il vit depuis quatre mois. Depuis des décennies, les Nigérians, riches comme pauvres, ont émigré dans d’autres pays. Mais aujourd’hui, la grave crise économique – marquée notamment par un effondrement de la monnaie et une inflation galopante – dans le pays le plus peuplé d’Afrique accentuent encore ce désir d’ailleurs.
Ainsi, demander à un Nigérian « Quels sont tes projets de japa ? » est devenu aussi courant que de lui poser des questions sur son travail ou sa santé.
Il est difficile d’obtenir des chiffres précis. Contacté par l’AFP, les services de l’immigration n’étaient pas en mesure d’en donner. La Commission des Nigérians de la diaspora prévient toutefois que si les gens partent, certains reviennent aussi « constamment ».
Tout le monde ne peut pas se permettre d’émigrer légalement, en particulier vers des pays comme le Canada, les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Les visas pour ces pays peuvent être coûteux et les autorités exigent des preuves de fonds pour les dépenses quotidiennes. Mais, armés de patience – il faut parfois des années pour obtenir les documents nécessaires – et souvent avec le soutien financier de leurs proches, ils sont de plus en plus nombreux à partir à l’étranger pour travailler ou étudier.
– « Des pauvres privilégiés » –
« La perception des Nigérians de leurs conditions de vie et de la situation économique du pays s’est considérablement détériorée au cours des deux dernières années », selon le groupe de sondage panafricain Afrobarometer.
Avec près de 20% d’inflation en juillet, de nombreux Nigérians ne peuvent plus acheter des articles qu’ils pouvaient autrefois se permettre. Chuka Okeke est un chef de projet basé à Lagos, diplômé en informatique, qui gagne environ 650.000 nairas (environ 1.500 dollars) par mois. « Il y a trois ans encore je faisais partie de la classe moyenne, mais maintenant je ne suis qu’un pauvre privilégié », dit le père de famille de 35 ans. « J’envisage de japa en reprenant mes études (…) Je ne suis pas responsable du bordel, donc je ne vois pas pourquoi je devrais rester et le réparer ».
Pour ceux gagnant beaucoup plus, le « japa » est aussi séduisant. Augustine Ugi, PDG d’une société de développement de logiciels basée à Lagos, gagne « entre cinq et dix millions » de nairas (environ 11.000 à 23.000 dollars) par mois et emploie plus de 50 personnes. « Je pars parce que je dois pérenniser ce que j’ai construit », déclare ce père de famille de 36 ans qui s’installe à Londres mais continuera à retourner au Nigeria pour maintenir ses activités.
– Frustration –
Outre le marasme économique, les principales raisons évoquées par les candidats au départ sont l’insécurité et la corruption rampante.
“Un grand nombre de personnes sont riches au Nigeria parce qu’elles sont impliquées dans des trafics. Mais lorsque vous essayez de suivre la loi, d’être un bon citoyen, c’est tellement frustrant », témoigne Emmanuel Jimawo, 32 ans, arrivé au Canada la semaine dernière avec un visa de travailleur qualifié. Lui qui gagnait 180.000 nairas (420 dollars) par mois en tant qu’analyste commercial dans une entreprise publique à Benin City (sud du Nigeria) dit avoir déjà passé cinq entretiens depuis son arrivée, lui faisant espérer un avenir meilleur.
Victor, fonctionnaire d’Abuja préférant rester anonyme, cite également la corruption comme raison le poussant à demander un visa canadien. « Les politiciens gardent ce qu’ils ont pour eux et cela affecte tout le reste », déplore-t-il. Il y a deux ans, de nombreux jeunes se sont aussi décidés à « japa » après la répression sanglante en octobre 2020 d’un mouvement contre les violences policières, qui avait traumatisé une partie de la jeunesse.
« Nous étions sortis pour dire +plus jamais ça+ et ce que nous avons eu, ce sont des meurtres aveugles », déclare Victor. « C’est à ce moment-là que certaines personnes ont réalisé qu’il n’y avait pas d’options ici ».
Pour ceux qui obtiennent leur ticket pour « japa », l’émigration se fait le plus souvent à contrecoeur. Pour Ayo Aroleye et sa famille, partir pour le Canada a été très douloureux. « Le Nigeria est l’endroit où je suis né, c’est ce que je suis », dit-il. « Mais il fallait fuir ».