Cameroun : non-voyant et kinésithérapeute, David Youdieu a bravé lamarginalisation et suscité des vocations (REPORTAGE)

Afriquinfos Editeur
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Moins connu que Coco Bertin, le très médiatique président du Cercle des jeunes aveugles réhabilités du Cameroun (Cejarc), David Youdieu mérite cependant d'être célébré comme un grand symbole de réussite de l'insertion socioprofessionnelle de cette catégorie sociale, dans un secteur d'activités qui ne commence qu'aujourd'hui à lui être acquis.

Pour ce pionnier ayant longtemps attendu pour voir son expérience faire tache d'huile, la kinésithérapie, pourtant reconnue dans bien d'autres pays du monde tels la Chine comme une niche d'emplois consacrée pour les non et malvoyants, lui a offert une merveilleuse opportunité de se remettre en confiance en surmontant son handicap vers la fin des années 80.

« J'évolue dans la kinésithérapie depuis janvier 1986, grâce à un Français, Daniel de Rufugnac, à l'endroit duquel je suis reconnaissant. Paix à son âme, il ne vit plus », a-t-il confié à Xinhua qui est allé à sa rencontre dans une clinique privée de Yaoundé, la clinique Bastos, où il exerce au quotidien. Jamais auparavant, affirme-t-il, il n'avait entendu parler de cette spécialité de la médecine.

L'apprentissage ne s'est pas fait sans heurts. « Ce n'était pas facile, surtout la première année. Dieu merci, je connaissais l'écriture braille, ce qui m'a finalement permis de prendre les notes sans beaucoup de peine. Le courage est arrivé », se remémore ce natif de la ville de Bangangté dans l'Ouest du Cameroun.

Au terme de trois ans de formation entre l'Ecole des sciences infirmières de l'Institut catholique de Yaoundé et le Centre national de réhabilitation des personnes handicapées (Crph) toujours dans la capitale, Youdieu bénéficie d'une bourse pour parfaire ses connaissances en France pour une même durée, avec le concours de son bienfaiteur Daniel de Rufugnac.

De retour au pays et doté en équipements, il décide de s'installer à son propre compte. « C'est lors de mes petits stages que je faisais (en marge de la formation en France, ndlr) que j'ai pu m'acheter quelques appareils. Au lieu d'aller travailler pour le gouvernement, je me suis installé à mon propre compte, depuis 1994 », dit-il.

« Je me suis installé d'abord à l'immeuble Hajal (au centre- ville de Yaoundé, ndlr)), j'ai fait deux ans là-bas. Par la suite, je suis allé à la polyclinique Tsinga où j'ai exercé pendant douze à treize ans. Maintenant, je suis ici à la clinique Bastos », décrit le non-voyant en qui ses nombreux patients de différents rangs sociaux reconnaissent un professionnel accompli de la kinésithérapie.

Principalement les lundis, mercredis et vendredis, le service qu'il partage à la clinique Bastos avec Elie Nikoubéli, une personne normale, ne désemplit pas. Ce sont des jours spécifiques de soins et donc d'affluence. Ce qui, bien sûr, n'est pas pour déplaire à Youdieu, surnommé par son entourage « papa Da ( diminutif de son prénom, ndlr) ».

« Il y a des patients qui arrivent ici, on les porte seulement. Au bout de deux-trois semaines, ils recommencent à marcher », laisse-t-il entendre. Dans la salle de soins de la clinique, d'autres handicapés visuels, non et malvoyants confondus, se découvrent. Un signe encourageant pour l'élan inspiré par le quinquagénaire.

Cette fois, il s'agit de l'oeuvre d'Elie Nikoubéli qui, depuis 2007, a décidé de s'investir dans un projet de formation et d'insertion professionnelle de cette frange de la population dans le domaine de la kinésithérapie dont il est aussi un spécialiste. Sélectionnés à l'issue d'un test, Rose Akame et Dieudonné Didier Pep, rencontrés lors de l'entretien avec Youdieu, font partie de cette cuvée d'une dizaine de personnes.

« Avec David Youdieu, c'est ici à la clinique Bastos qu'on s'est connus. Je lui ai fait part du programme à travers lequel je forme les non-voyants. J'ai ouvert un cabinet à Nanga-Eboko, nous avons organisé une campagne de santé dans les spécialités de la neurologie et de la traumatologie. Je les ai emmenés. Jusqu'à aujourd'hui on les réclame là-bas, parce que tous ceux qui sont passés ont eu vraiment une satisfaction pour leur traitement », déclare Nikoubéli.

De l'avis de celui-ci, « en dehors de la kinésithérapie, il y a par exemple la régénération et l'acupuncture que nous faisons, ainsi que des massages instantanés pour une crise gastrique, la fièvre ou les maux de tête ».

En dehors de la clinique Bastos et trois autres formations sanitaires privées de Yaoundé puis le centre de santé La grâce divine de Nanga-Eboko, Nikoubéli annonce d'autres collaborations visant l'intégration des non et malvoyants « dans le monde professionnel médical » à Bertoua (Est), Bafoussam (Ouest), Douala (la métropole économique dans la Littoral), Nkongsamba (Littoral), Kumba (Sud-Ouest).

Les premiers déploiements sont prévus en juillet. « Je me sens vraiment à l'aise, parce quand j'étais plus jeune, je rêvais de faire la médecine. Mais comme j'avais des problèmes de vue, je savais que c'était peine perdue. Je suis contente maintenant parce que je sais qu'avec la kinésithérapie je peux aller trois loin, sans toutefois avoir besoin de mes yeux, parce qu'on développe beaucoup plus le toucher », se réjouit Rose Akame.

C'est depuis 2011 que cette malvoyante de 26 ans reçoit sa formation, après avoir été initiée auparavant à l'informatique spécialisée. Comme un père, David Youdieu lui fait bénéficier de son expérience qui, avant elle, contribuait déjà à la formation de son camarade Bienvenu Pep, issu du premier groupe mis en place par Elie Nikoubéli pour le lancement de son projet.

« C'est au Cerjac en 2007, note ce non-voyant de 38 ans, qu'on nous a parlé de la kinésithérapie et expliqué que les non-voyants pouvaient aussi la pratiquer. Comment je me retrouve là. Je suis là depuis décembre 2007. J'ai commencé ma formation au Cejarc et je venais ici à la clinique Bastos pour des stages cliniques ».

Pour Youdieu, avec ces nouveaux adeptes de la kinésithérapie, la relève est assurée. Rien pourtant ne semblait le destiner à cette vie. C'est à 18 ans et alors qu'il élève en classe de première qu'il perd subitement sa vue. « Je ne veux pas parler de mon mal, parce que j'en parle, j'ouvre mes yeux, je ne vois plus, ça me fait mal. Avec ma femme (de 32 ans de mariage, ndlr), mes enfants et mes petits-fils, j'oublie tout », confie-t-il.

Philosophe, il ajoute : « C'est une longue histoire. Puisqu'en Afrique nous sommes superstitieux, on a dit : c'est l'oncle qui a fait, la tante qui a fait, tel qui a fait. Dieu a voulu que ce soit ainsi et il m'a orienté pour gagner ma vie ». Jovial et sans complexe, il avoue volontiers subvenir sans heurts aux besoins de sa progéniture grâce à des revenus substantiels que lui procure son métier.