Les renseignements français ont compilé des informations géostratégiques au Sahel en filant Olivier Dubois

Afriquinfos Editeur
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French journalist Olivier Dubois speaks to journalists as he arrives at the Diori Hamani International Airport in Niamey on March 20, 2023 nearly two years after he was kidnapped by the Support Group for Islam and Muslims (GSIM) in Mali. (Photo by Souleymane AG ANARA / AFP)

Paris (© 2023 Afriquinfos)- Le journaliste Olivier Dubois, enlevé au Mali en 2021 et libéré en mars 2023, aurait été « instrumentalisé » par l’armée française pour atteindre un chef djihadiste. C’est ce qu’indiquent les conclusions d’une enquête menée par Le Monde, Libération, RFI et TV5 Monde.

Selon une enquête conjointe de plusieurs médias, les militaires de Barkhane auraient tenté d’utiliser le journaliste français Olivier Dubois à son insu pour tenter de localiser un chef djihadiste, sans empêcher son enlèvement.

L’enquête publiée ce mardi 16 mai 2023, révèle que les militaires français de la force Barkhane présents au Mali à cette époque étaient au courant des risques d’enlèvement du journaliste français et qu’ils n’auraient pas tenté de l’éviter.

Interviewer un émir d’Al-Qaida au Sahel était un projet à haut risque. Mais ça n’a pas empêché Olivier Dubois de poursuivre l’entreprise en espérant pouvoir en ressortir un travail journalistique d’exception. Son audace lui coûtera cher : pendant près de deux ans, il est resté otage du groupe djihadiste. Pourtant, selon les révélations d’une enquête conjointe de plusieurs médias, publiée mardi 16 mai, l’armée et les services de renseignements français n’ont apparemment engagé aucune manœuvre pour empêcher cette prise d’otage, alors qu’ils étaient au courant des risques.

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Selon Arnaud Froger, Chef du bureau d’enquêtes à Reporters sans frontières (RSF), «ce n’est pas juste un manque de lucidité, c’est un manquement».

Eléments révélés par les confrères 

Un travail collectif mené par le Monde, Libération, Rfi et  TV5 Monde pendant une année et demie, a conduit à ces révélations compromettantes pour l’armée française dans l’enlèvement d’Olivier Dubois le 8 avril 2021.

Le journaliste, alors pigiste pour diverses rédactions (Libération, Le Point Afrique et Jeune Afrique) installé à Bamako en 2015, avait décidé de tenter d’interviewer Abdallah Ag Albakaye, un dirigeant djihadiste affilié au GSIM (branche d’Al-Qaida au Sahel aussi appelée JNIM), au Mali. Un sujet d’ailleurs refusé par Libération devant les risques évidents d’un tel projet.

L’enquête détaillée, nourrie par les documents judiciaires français et maliens met en lumière la manière dont les militaires de l’opération Barkhane, qui luttent contre les groupes djihadistes dans la région, ont utilisé le projet d’interview du journaliste français sans pour autant intervenir et empêcher son enlèvement.

‘’Les faits remontent à fin 2020. A cette époque, afin de contacter et organiser le rendez-vous avec l’émir Abdallah Ag Albakaye, Olivier Dubois demande à son fixeur, appelé Kader pour protéger son identité, de l’aider. Sauf que le journaliste français ignore que ce Kader informe, en parallèle, les militaires français de tous les détails de cette rencontre. Les militaires français espèrent, en effet, pouvoir s’en servir pour localiser l’émir, voire de le capturer », selon un lieutenant français cité dans Le Monde.

 »Pendant des mois, ils ont accès à toutes les informations, via le fixeur, de l’avancée des négociations aux prises de rendez-vous. Malgré les risques d’enlèvement encourus par le journaliste, identifiés par les services de l’armée, Olivier Dubois ne reçoit pas d’alerte l’incitant à abandonner son projet. Seule une «lettre rouge» – pour formellement déconseiller – avait été envoyée au journaliste la veille de son rapt pour le dissuader de faire ce voyage », révèle le document élaboré par les quatre médias.

Selon les mêmes sources, ‘’devant la dangerosité et les préoccupations concernant les réelles motivations de l’émir, les militaires français ont même décidé d’abandonner leur opération à la dernière minute. Quand Kader, censé faire le traducteur pour l’interview, et surtout continuer à tenir informées les forces françaises, ne monte pas dans le pick-up venu chercher Olivier Dubois, les militaires français ne bougent pas. Alors que les militaires ont les coordonnées GPS du lieu où les hommes d’Ag Albakaye sont censés retrouver le journaliste, après 45 minutes, temps prévu pour l’interview, Barkhane n’a pas réagi. Olivier Dubois sera finalement kidnappé ce 8 avril 2021 à Gao’’.

RSF s’indigne

Chargée d’enquêter en interne sur cette affaire, l’Inspection générale des armées (IGA) a conclu fin 2021 qu’il n’y avait «pas eu de faute personnelle au sein de la force Barkhane», mais que «la sensibilité du sujet n’a pas fait l’objet d’une prise en compte à un niveau suffisant permettant de conduire (…) une action dissuasive à l’encontre du journaliste».

Selon Arnaud Froger, chef du bureau d’enquêtes à RSF, cette affaire montre au contraire ‘’ plusieurs manquements, beaucoup de négligence et d’irresponsabilité’’, de la part des forces de Barkhane et des services de renseignements militaires.

Il cite alors l’utilisation d’un journaliste ‘’comme cheval de Troie à son insu’’, le fait de ne ‘’pas le prévenir des risques concrets qu’il encourt’’, ‘’ne pas le prévenir qu’il est suivi par les autorités’’ et ‘’la mise en danger de la sécurité d’un ressortissant français’’, et dénonce ‘’toute une série de failles de l’armée française.’’ En effet, ‘’si c’est avéré, le fait de ne pas mettre au courant Olivier Dubois des risques d’enlèvement, ce serait une faute de leur part, si ça s’est passé comme ça, ils ont pris un risque très limite ‘’, abonde Isabelle Dufour, Directrice des études stratégiques chez Eurocrise.

Par ailleurs, Arnaud Froger interroge ‘’le sens qu’on met dans le renseignement en France.’’. Est-ce que la neutralisation de cet émir, lieutenant de l’organisation islamiste armée, intermédiaire dans la hiérarchie, valait-elle de mettre en danger la vie d’un ressortissant et journaliste français?

‘’Ça pose des questions sur une politique plus globale, sur les moyens, les risques pris et pour quel résultat?’’, insiste-t-il. Estimant qu’il y avait  ‘’sans doute d’autres moyens d’atteindre la cible.’’ D’autant que les militaires français ont un bon renseignement humain sur place, selon Isabelle Dufour. Est-ce monnaie courante chez les militaires d’utiliser ainsi des journalistes pour les besoins d’une opération ?

Ces révélations ont été retenues secrètes jusqu’à la libération d’Olivier Dubois pour ne pas nuire à sa sécurité et aux négociations alors en cours.

Afriquinfos