L’écrivain Apedo-Amah s’adresse à la conscience de l’intelligentsia africaine

ecapital
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L’écrivain Apedo-Amah s’adresse à la conscience de l’intelligentsia africaine

« Un continent à la mer » est le nom de la pièce de théâtre que vous venez de faire paraître aux Editions Awoudy du Togo. Pourquoi estimez-vous que tout un continent « est à la mer » et non une grande partie de l’Afrique ?

Ce titre n’est pas le fruit du hasard. L’Afrique est malade de la mauvaise gouvernance et des séquelles du colonialisme. Les dirigeants, pas très intelligents dans l’ensemble, ont adopté comme modèle de gestion de leurs peuples, le système colonial, le seul qui leur sert de référence dans le cadre d’Etats pluriethniques. Ils perpétuent à leur façon le colonialisme qu’on appelle aujourd’hui le néocolonialisme. Ils se comportent en véritables ennemis des peuples africains avec l’aide d’armées prédatrices vouées à des missions extramilitaires qui relèvent en général de méthodes de voyous dans des Etats mafieux. Nulle part ne règne la règle de droit. L’impunité, la kleptocratie, les violations des droits humains, la corruption organisée au sommet de l’Etat, le tribalisme primaire et primitif de certains chefs d’Etat, sont devenus une norme hideuse de la gouvernance. C’est ce qu’on appelle un état d’anomie : l’absence de lois et de règles morales qui font le lit de la barbarie, du crime et de la négation de l’humanité.

Cinquante ans après les « indépendances africaines », votre œuvre est-elle un cri d’alarme à l’intention des élites et dirigeants africains ou de toutes les composantes des sociétés africaines ?

La création d’une œuvre d’art répond toujours à un besoin intérieur intense de s’exprimer en sublimant la réalité. La forme étant un contenu, il va sans dire qu’elle est porteuse d’un message que le spectateur se doit de déchiffrer pour atteindre l’essence de l’objet d’art qui l’interpelle et attend de toucher son émotion esthétique à travers son imagination. Ma pièce de théâtre ne vise pas consciemment un public particulier, elle a la prétention de s’adresser à tous ceux qui sont en mesure de la comprendre. L’artiste a toujours la prétention d’attirer l’attention sur des choses qui lui tiennent à cœur. Je ne prétends pas faire la révolution avec mes écrits, mais ils participent à coup sûr de la révolution du futur proche. C’est lorsque les esprits sont suffisamment mûrs pour la révolution qu’elle peut avoir lieu. Révolution qu’il ne faut pas confondre avec les révoltes qui ne sont que des feux de paille sans lendemain. La responsabilité des élites intellectuelles est très grande dans le naufrage collectif de notre continent parce que, par prévarication, corruption, carriérisme et lâcheté, ils accompagnent les bourreaux et se désolidarisent des populations brimées, exploitées et affamées.

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Bien souvent, après leurs ignobles forfaits, ils exhibent une dévotion tartuffarde, expression de leur mauvaise conscience de margouillat. Nombreux sont les membres de l’élite intellectuelle qui croient que leur vie sera ratée s’ils ne sont pas nommés ministres, une fois dans leur vie, dans des gouvernements de voleurs. Dans mon pays le Togo, où vit un peuple martyrisé (…), en ma qualité d’artiste et de combattant de la liberté, mon devoir est de dire non et d’appeler à la résistance.

Ne peut-on tout de même pas tirer des motifs de fierté de quelques faits et gestes de l’Afrique dans cet océan de catastrophisme, cinq décennies après 1960 ?

Le principal motif de fierté face à tout cet arsenal d’adversités créé par nos dirigeants et par l’impérialisme, réside dans l’extraordinaire capacité de résistance de nos peuples qui tiennent encore debout et se battent au prix de mille sacrifices inouïs pour conquérir leur liberté et restaurer leur dignité humaine bafouée et piétinée. Ce fait mérite d’être souligné pour des peuples rongés par une misère artificiellement créée et dont l’horizon est bouchée par la présence des voleurs de la République – de véritables prédateurs sans foi ni loi -  et autres individus de sac et de corde à la tête de l’Etat. C’est ce qui explique pourquoi les processus démocratiques sont si violents et sanglants sur notre continent.

Les peuples ne veulent pas un semblant de démocratie et de liberté. Tous les abrutis (…) qui déclarent, du haut de leur mépris et de leur stupidité d’hommes incultes, que les Africains ne sont pas mûrs pour la démocratie ou ne sont pas encore entrés dans l’Histoire, sont des racistes ou des individus complexés, nostalgiques de l’esclavage et du temps mémorable des colonies. En effet, quel est le peuple ou l’être humain qui ne mérite pas d’être libre ? La démocratie, c’est la liberté et rien d’autre !

Cinquante ans après 1960, quand l’« Afrique est à la mer », ses fils et filles doivent-ils choisir d’embarquer vers des destinations occidentales ou plutôt des contrées mieux loties sur le sol africain ?

L’un de mes personnages dit que « le salut n’est pas dans la fuite ». Ces départs clandestins vers l’Eldorado occidental sont une façon pour les populations déshéritées de voter avec leurs pieds. C’est un pavé dans la mare des dirigeants incapables. L’idéal consiste à rester au pays et se battre pour que les choses changent. Mais les pays occidentaux, notamment les anciennes puissances coloniales, ont aussi le devoir d’assumer leurs responsabilités historiques et actuelles dans la mesure où nombre de dirigeants africains sont installés au pouvoir par eux, comme la France le fait au Togo depuis l’« indépendance ».

Ces marionnettes sont placées pour continuer le pillage de nos pays et empêcher leur développement. C’est la planification de la dépendance perpétuelle. L’Occident, d’une certaine façon, doit tirer les conséquences de ses turpitudes : lorsque des gens croupissent dans la misère et n’ont que le chômage comme horizon, ils ont naturellement tendance à se ruer vers les contrées où coulent le lait et le miel.

Qui peut condamner cette stratégie de survie ? Que ceux qui nous exploitent en fixant des prix dérisoires pour nos matières premières et en imposant des médiocres à la direction de nos pays, investissent massivement pour créer des emplois et paient un prix juste pour nos matières premières ! Sans cela, ils recevront de plus en plus de réfugiés économiques. L’homo sapiens est un animal intelligent qui sait s’adapter en cherchant des stratégies de survie.